Le problème religieux en Israël (1956)
Joseph Stiassny, nds
‘‘Il importe de sauver l’héritage spirituel, sans quoi la race sera privée de son génie. Il importe de sauver la race, sans quoi l’héritage sera perdu.’’ (Saint Exupéry)
Un ‘‘ressourcement’’ d’un genre unique
On ne cesse de parler depuis une dizaine d’années de la nécessité de revenir aux sources vives de la religion. On a même créé un néologisme: ‘‘ressourcement’’, mot qui dit bien ce qu’il veut dire. Y-a-t-il pourtant un ressourcement plus original que celui réalisé par une partie qualitativement et même quantitativement importante du peuple juif, faisant retour sur la Terre d’Israël, reprenant l’usage quotidien de la langue hébraïque, considérant l’exil bimillénaire comme une interruption, fâcheuse à coup sûr, mais accidentelle, de la vie nationale ? ‘‘Quand je veux savoir les dernières nouvelles, je lis Saint Paul’’ -disait Léon Bloy. On peut se demander si depuis l’établissement d’Israël, cette phrase garde encore toute sa valeur… Ne sommes-nous pas en présence d’un fait nouveau dans l’histoire du salut, fait qui s’insère dans l’histoire, tout en ressortissant à un autre ordre? Nous manquons de recul, sans parler de charisme prophétique, pour en juger; la crucifixion du Seigneur ne fut-elle pas, en son temps, un fait divers auquel on aurait consacré tout au plus quelques lignes à la page trois de nos journaux? Pour notre part, nous sommes envahis d’un sentiment de crainte révérencielle devant les voies mystérieuses de la Providence et aimons à redire avec le Psalmiste: ‘‘A Domino factum est istud: et est mirabile in oculis nostris’’. N’empêche que le fait du retour d’exil relève des analyses de l’historien et du sociologue; aussi n’est-il pas interdit de décrire objectivement et sans préjuger de ses implications théologiques, la situation de la religion juive dans Israël reconstitué.
Regard en arrière
Pour comprendre la complexité de la situation religieuse en Israël, il faut commencer par jeter un regard sur le mouvement qui depuis un demi-siècle incarne le vouloir-être juif: le Sionisme. Celui-ci tout en étant profondément enraciné dans le passé à la fois national et religieux du peuple d’Israël, n’en était pas moins un mouvement qui se voulait et qui se disait laïc. Théodore Herzl, lui même, le fondateur du Sionisme politique et l’auteur de sa Bible:
L’Etat Juif, n’avait rien d’un mystique, si du moins on entendait ce terme dans son sens religieux. Il envisageait beaucoup plus un État pour Juifs qu’un État juif. Témoin le chapitre qu’il consacra au problème de la théocratie:
‘‘Aurons-nous donc à la fin une théocratie? Non! Si la foi nous maintient unis, la science nous rend libres. Par conséquent nous ne laisserons point prendre racine aux velléités théocratiques de nos ecclésiastiques. Nous saurons les maintenir dans leurs temples, de même que nous maintiendrons dans leurs casernes nos soldats professionnels. L’armée et le clergé doivent être aussi hautement honorés que leurs belles fonctions l’exigent et le méritent. Dans l’État qui les distingue, ils n’ont rien à dire, car autrement ils provoqueraient des difficultés extérieures et intérieures. Chacun est complètement libre dans sa foi ou dans son incrédulité’’.
Il faut connaître l’atmosphère fiévreuse des universités russes en fin de siècle pour se rendre compte de l’idéal qui animait les premiers sionistes. Au fond, tous les étudiants juifs étaient d’accord sur un point: il fallait sauver le monde. Mais tandis que les marxistes estimaient que tous les efforts devaient se concentrer sur le salut du monde entier et que le salut des Juifs était un point secondaire, les Sionistes pensaient qu’il valait mieux commencer par les Juifs qui se trouvaient de par le régime tsariste dans un danger plus immédiat. Le Sionisme russe est un creuset où entrent pour une part égale le messianisme russe et le messianisme juif. Il est même fort probable que si la Bible hébraïque occupait une place honorable sur les rayons de la bibliothèque de plus d’un étudiant, ce sont les oeuvres de Tolstoï qui se trouvaient à la portée de leurs mains sur leur table de travail. Le Sionisme était considéré comme une ‘‘auto émancipation’’, dont l’objectif premier n’était pas de sauver le Juif, mais l’homme dans le Juif. Cette Weltanschauung ne pouvait pas naturellement être acceptée par les rabbins. L’opposition farouche à laquelle les premiers sionistes durent faire face de la part des représentants officiels du judaïsme s’explique par là. Le Sionisme était un mouvement doublement hérétique: d’une part, il voulait en quelque sorte forcer la main du Messie, en prenant l’initiative d’un retour en Sion, d’autre part, il faisait bon marché des traditions les plus augustes de la religion juive, moquait des prescriptions religieuses et prônait un genre de vie absolument opposé à celui qui convenait à un ‘‘bon Juif’’.
Quand les premiers pionniers arrivèrent en Palestine, ce sont les représentants du vieux Yishouv (les Juifs extrême-orthodoxes, menant une vie misérable dans le ghetto de Jérusalem, grâce aux aumônes qui leur parvenaient des Juifs du monde entier) qui tentèrent tout pour les discréditer aux yeux des autorités ottomanes et de la population locale. Ce n’est que grâce à leur volonté farouche de prendre racine sur le sol d’Israël et aux pogromes de Russie en Avril 1903 qui leur assurèrent des renforts que ces étudiants devenus agriculteurs ont pu tenir le coup.
Il faut noter cependant que, dès 1902, un petit groupe de Juifs orthodoxes qui ne voyaient pas de contradiction entre les objectifs poursuivis par le mouvement sioniste et leurs convictions religieuses, fonda le MIZRACHI (abréviation des mots hébreux ‘‘Merkaz Ruchani’’: Centre spirituel) et empêcha par là le Sionisme de prendre une direction nettement anti-religieuse. Il n’en reste pas moins que jusqu’à la fondation de l’État, les Sionistes dans leur ensemble poursuivaient en matière religieuse une politique à deux faces: à l’intérieur, ils se posèrent comme des défenseurs des idées socialistes, à l’extérieur, par contre, étant donné la structure de la Diaspora, qu’on pouvait approcher le plus facilement par l’entremise de la Synagogue, ils mirent en avant les aspects religieux du ‘‘retour à Sion’’.
La naissance de l’État
Le 14 Mai 1948 vit la réalisation du rêve sioniste: la proclamation d’un État Juif indépendant sur la terre même des ancêtres. À la suite du premier Congrès Sioniste (1987), Théodore Herzl nota dans son journal: ‘‘Si j’avais à résumer d’un mot le Congrès de Bâle – et certes, je n’oserais pas le faire en public – je dirais: j’ai fondé l’État Juif. Si j’avais l’imprudence de dire ceci tout haut le monde entier se rirait de moi. Pourtant dans 50 ans, tout le monde devra convenir qu’il ne s’agissait pas d’une fanfaronnade’’.
Lors de la rédaction de la Proclamation de l’Indépendance, une vive discussion s’éleva parmi les membres du Conseil National Provisoire: fallait-il se référer explicitement à Dieu? – Finalement, on s’est arrêté à une solution de compromis: on se servira de l’expression: ‘‘le Rocher d’Israël’’: celui-ci désignant pour les religieux le Tout-Puissant et pour les laïcs, le génie immanent du peuple d’Israël. Néanmoins dans les traductions anglaises et françaises nous lisons: ‘‘Plaçant notre confiance en Dieu Rocher d’Israël’’. L’article 13 de la Proclamation de l’Indépendance porte:
‘‘L’état d’Israël sera ouvert à l’immigration juive, au regroupement des exilés; il prendra soin de développer le pays en faveur de tous les habitants il se fondera sur la base de la liberté, de la justice et de la paix en s’inspirant de la vision des prophètes d’Israël; il assurera l’égalité complète de tous ses citoyens sans distinction de religion, de race, de sexe; assurera la liberté religieuse, la liberté de conscience, de langue, d’éducation et de culture; sauvegardera les lieux saints de toutes les religions, sera fidèle aux principes fondamentaux des Nations Unies’’.
Ces paroles montrent clairement dans quelle direction le nouvel État entendait s’engager: le libéralisme le plus absolu en tout ce qui concerne la question religieuse. Il ne faut pourtant pas oublier que l’État d’Israël ne pouvait pas faire table rase de l’héritage de la puissance mandataire et, à moins d’une véritable révolution constitutionnelle, devait maintenir les cadres juridiques soumettant aux instances religieuses les questions relevant du ‘‘statut personnel’’.
Le point de vue légal
Les amateurs de paradoxes ne manqueront pas de se réjouir en apprenant que la religion de l’État en Israël n’est autre que !.. l’Islam. Ajoutons tout de suite
que cette curieuse anomalie n’est connue que des spécialistes du droit constitutionnel et n’enlève rien au caractère juif du nouvel État. Pendant exactement 400 ans, de 1517 à 1917 la Palestine fut incorporée dans l’Empire ottoman et fut régie par la législation musulmane. D’après le Coran les ‘‘Gens du Livre’’ (ahl al-kitab), c’est-à-dire les Juifs et les Chrétiens ne sont pas à considérer comme des infidèles, mais comme partiellement en possession de la vraie foi et il leur est permis de vivre pacifiquement en terre d’Islam. Le Chrétien ou le Juif est un dhimmi, un protégé de la communauté musulmane, jouissant de la liberté de culte et d’une autonomie communautaire assez large. L’article 46 de Palestine Order in Council promulgué en 1922 par la puissance mandataire déclara expressément que la loi civile ottomane restait en vigueur et la Proclamation d’Indépendance de l’État d’Israël (14 Mai 1948) entérina à son tour la législation mandataire. Par conséquent, du point de vue strictement légal, la communauté juive n’est que l’une des dix communautés religieuses reconnues par la Loi (les musulmans n’étant pas considérés comme une ‘‘communauté’’) et son importance provient du seul fait qu’elle comprend 85% de la population.
Pas de Constitution
Sept mois après la Proclamation de l’Indépendance, le 25 Janvier 1949, ont eu lieu les premières élections législatives au Parlement à Chambre unique du nouvel État. Ce parlement devait porter le titre d’Assemblée Constituante, mais bien vite il est devenu évident que, par suite des divergences irréductibles entre ‘‘religieux’’ et ‘‘laïcs’’ sur la nature même de l’État d’Israël, il était préférable d’abandonner tout projet de codification définitive. Les ‘‘religieux’’ réclamèrent une constitution basée sur la Thorax, c’est-à-dire sur les prescriptions de la Bible telles qu’elles furent interprétées et élargies par le Talmud. Il ne s’agissait de rien moins que d’instaurer une théocratie dans le sens le plus stricte du terme, une théocratie qui serait devenue fatalement une rabbinocratie, les rabbins étant les seuls à se reconnaître dans l’imbroglio talmudique. Les ‘‘laïcs’’, par contre, déclarèrent qu’en plein 20ème siècle il était inconcevable de parler de théocratie et que la constitution devait s’inspirer de celles en vigueur en Europe Occidentale. Finalement il fut convenu qu’au lieu d’une constitution, on se contenterait de rédiger des ‘‘lois fondamentales’’ à buts essentiellement pratiques. De temps à autre une voix s’élève encore à la Knesseth pour que la question de la constitution soit remise sur le tapis, mais au fond tout le monde est d’accord qu’il vaut mieux quieta non movere.
Le caractère juif de l’État
Faute de constitution, la législature se trouvait néanmoins dans l’obligation d’imprimer un caractère juif à l’État. Beaucoup de citoyens et non seulement les ‘‘religieux’’ estimaient que si Israël se contentait d’être un État comme les autres, une démocratie comme les autres, il n’avait plus de raison d’être. Israël ne devait pas être un refuge de Juifs persécutés, mais le pays, le seul pays où tout Juif pourrait vivre en plénitude son judaïsme. La première Knesseth déclara sans opposition aucune que les fêtes juives et le Sabbat seront les jours de repos officiels dans l’État (tout en laissant la liberté aux non-juifs d’observer leurs jours de repos respectifs). Par ailleurs, il fut décidé que l’État prendra à sa charge un tiers du budget des associations culturelles juives, tandis que le reste sera assuré par les autorités locales. Le changement le plus important dans le statut personnel par rapport à la situation mandataire a été introduit en 1953. Pendant le mandat, seuls les sujets palestiniens inscrits au registre de la Communauté Juive, furent soumis à la juridiction des cours rabbiniques en matière de mariage et de divorce. La nouvelle législation par contre, accorde en ces matières une juridiction exclusive au Rabbinat sur tous les Juifs, de sorte que pratiquement l’organisation communautaire telle qu’elle a été instituée pendant le Mandat se trouve abolie. Détail assez intéressant: en dépit de tous les efforts, le législateur n’a pas trouvé le moyen de donner une définition légale du terme ‘‘juif’’ et dût abandonner aux tribunaux le soin de se prononcer en cas de conflit.
Religion et Cléricalisme
Avec une habileté consommée, à la faveur de la position d’arbître qu’ils occupent à la Knesseth, les religieux groupés dans le parti MIZRACHI ont réussi à donner une note de plus en plus cléricale à la vie israélienne. En imposant la nourriture rituelle dans l’armée dans les hôpitaux et dans les cantines gouvernementales, en immobilisant les transports publics et prescrivant la fermeture des kiosques, restaurants et cinémas le Sabbat, en étendant considérablement les pouvoirs du Rabbinat, les religieux estiment avoir bien mérité de la Religion sans se rendre compte de l’odieux que comporte l’imposition par voie législative des pratiques religieuses. Par ailleurs, une fois qu’on s’est engagé dans cette voie, on perd tout sens des proportions et l’on commet des bévues difficilement réparables. Ainsi en 1952, en profitant des restrictions apportées à l’utilisation de l’essence, le Ministre des Communications fit une tentative sérieuse pour immobiliser les taxis et les autos privées le Sabbat. La réponse fut prompte: un vendredi soir, une bombe fut lancée dans la maison du Ministre Mizrachiste. Bien entendu, quelques semaines après, le décret en question fut révoqué. Les religieux manifestèrent le même esprit d’incompréhension quand la question de l’autopsie fut portée devant la Knesseth. Ce n’est qu’après des négociations laborieuses et ayant posé des conditions très sévères qu’ils ont voté la loi qui permit l’établissement de la Faculté de Médecine de l’Université Hébraïque. Cette énumération pourrait vite devenir ennuyeuse: nous nous contenterons d’un dernier trait relaté dans les journaux il y a quelques jours. En creusant les fondations d’une maison, on découvrît à Jérusalem une cave qui, du temps des Hasmonéens, servait de sépulture aux Juifs. Tout heureux de cette aubaine, les archéologues du Département des Antiquités se mirent à explorer l’endroit, mais la poursuite de leurs travaux leur fut énergiquement interdite… par le Rabbinat et le Ministère des Cultes, sous le prétexte que les ossements juifs d’il y a 2000 ans relevaient de leur juridiction. On conçoit aisément la réaction des intellectuels devant un tel abus de pouvoir et le ressentiment qu’ils ne manquent pas d’éprouver à l’égard de la ‘‘Religion’’.
En présence de ces faits, on ne peut que souscrire au jugement d’un observateur impartial:
‘‘L’idéal d’une société séculière, libre de la domination d’une religion organisée, a connu un recul.. la menace théocratique est réelle’’.
Menace d’un Kulturkampf
Le programme de base du Gouvernement formé au moins de Novembre dernier, définit en ces termes la position de la religion dans l’État:
‘‘La période du Rassemblement des Exilés a ramené dans leur patrie des groupements juifs qui avaient vécu pendant des siècles sous l’influence de cultures et de milieux éloignés les uns des autres; ils divergent donc par leurs opinions et leurs ponts de vue et diffèrent par leurs moeurs et coutumes. L’unification du peuple et l’édification d’une vie nationale normale rend nécessaire le renforcement de la tolérance, de la liberté de conscience et de religion, de façon à empêcher toute pression religieuse ou anti-religieuse d’où qu’elle vienne et à assurer que les besoins religieux du public soient satisfaits par l’État, tout en permettant de même la liberté de religion et de conscience aux communautés non juives dont les besoins religieux doivent être également satisfaits aux frais de l’État’’.
Dans l’accord conclu avant la formation du Gouvernement entre les différents partis de la Coalition (incluant aussi bien les partis ouvriers d’inspiration marxiste que le parti MIZRACHI) il est stipulé que pendant la législature actuelle le status quo en matière de religion ne subira aucune modification.
Mr. Ben Gourion, pressentant les réactions fâcheuses que toute lutte ouverte entre laïcs et religieux pourrait provoquer chez les Juifs en dehors d’Israël, mit en balance toute son influence pour une ‘‘cohabitation pacifique’’ de la Synagogue et de l’État. Mais le régime du ‘‘statut personnel’’ qui soumet les affaires du mariage et du divorce à une législation rabbinique peu en harmonie avec les conceptions d’aujourd’hui, est supporté à contrecoeur, même par ceux qui ont voté pour son maintien. Tout récemment, à la suite du refus du Grand Rabbinat d’autoriser le mariage entre un Karaite (adhérent d’une secte juive rejetant le Talmud) et une jeune fille juive ‘‘rabbanite’’, le Chef du Gouvernement lui-même se vit dans l’obligation de prévenir les religieux:
‘‘La loi religieuse n’est pas de notre compétence, mais son adoption en tant que loi civile relève des législateurs de l’État. Les divers partis qui forment la Coalition ont consenti à maintenir le status quo en ce qui regarde cette loi, mais j’adresse au Vice-Ministre des Cultes et au Grand Rabbinat cet avertissement: Nous sommes en présence d’une question de conscience de toute première grandeur et par conséquent il importe peu qu’il s’agisse d’un fait isolé ou non. Nous ne pouvons pas accepter qu’un juif qui croit dans la Bible, mais non dans le Talmud et qui se considère en tout comme un Juif ne soit pas traité comme tous les autres citoyens’’.
En lisant la presse israélienne on peut difficilement se soustraire à l’impression que pour des couches assez larges de la population le Kulturkampf apparaît comme inévitable. L’aile marchante du Sionisme socialiste dont l’élite se trouve rassemblée dans les communautés agricoles (kibboutz) est prête à beaucoup de sacrifices pour sauvegarder l’unité du peuple ‘‘établi en Sion’’, mais elle ne pourrait pas remettre indéfiniment la réalisation de son idéal et de son programme de base: en État où les questions religieuses relèvent uniquement de la conscience d’un chacun, et non d’une autorité extérieure.
La crise interne de la religion juive
On connaît le fameux mot de H. Heine sur la Bible patrie-portative des Juifs dans la Diaspora. En fait, ce n’est pas tant la Bible, mais le Talmud qui remplit ce rôle de substitut de la Patrie. Tout en étant unique par son extension et par sa durée, la situation d’Israël en exil n’est pas sans analogie avec celle des minorités non musulmanes dans les pays du Proche-Orient qui subsistent grâce à leur religion et l’organisation communautaire basée sur elle. Les prophètes déclaraient déjà que l’obéissance valait mieux que les sacrifices, à leur suite, les docteurs aimaient à souligner que, depuis la destruction du Temple, l’obéissance remplaçait les sacrifices. Toute la religion juive se résume dans une obéissance aux commandements qu’une casuistique raffinée se plaisait à développer à l’infini. Cette forme de culte qui soumettait à Dieu tous les instants de la vie assurait en même temps la séparation du juif du milieu non juif, élevait les barrières devant toute tentative d’assimilation massive et empêchait par là que ‘‘le nom et le souvenir’’ d’Israël ne périssent. La structure interne de la religion juive correspond à une situation particulière de l’existence nationale: celle d’un peuple qui vit en exil. Le rétablissement d l’indépendance dans les cadres d’un État affecte par conséquent la religion juive dans son essence même. Les luttes des premières années ont tellement accaparé l’attention que bien peu d’Israéliens ont réalisé l’exacte nature d’un malaise obscurément senti. Pourtant, l’État, pour assurer les services publics indispensables le jour du Sabbat, doit faire appel au Juif ‘‘impie’’ qui fait bon marché des prescriptions de la Religion et c’est à ce compte seulement que le Juif ‘‘pieux’’ peut mener une vie normale et civilisée dans l’État d’Israël.
Il semble que le Rabbinat d’Israël que le Grand-Rabbin Liber lui-même a pu qualifier de ‘‘respectable, mais figé dans l’immobilisme’’, ne se rend pas compte de la gravité de cette situation. Sa préoccupation est d’assurer aux orthodoxes la possibilité de mener leur vie traditionnelle, en ce qui concerne la partie non orthodoxe de la population, il se résignerait à un mal qu’il juge inévitable. C’est surtout dans les kibboutz religieux que les exigences de la religion et celles de la vie moderne semblent difficilement conciliables. Un article du Grand-Rabbin Herzog, paru, il y a quelques années dans la revue ‘‘Yabné’’, illustre dans quelle direction on recherche la solution:
‘‘J’ai travaillé durement pour résoudre le problème de la traite es vaches le jour du sabbat et, avec l’aide de techniciens, j’ai fini par aboutir à la solution suivante: Les vaches peuvent être traites le sabbat par un appareil à traire électrique à déclenchement automatique dont le mouvement aura été mis en marche avant il commencement du sabbat’’.
La convocation d’un nouveau sanhédrin
Une personnalité religieuse éminente, le Rabbin Maïmon, qui fut le premier ministre des Cultes d’Israël, s’est fait l’ardent champion d’une solution qui aurait l’avantage d’attaquer le problème par sa base: celle de la restauration du Sanhédrin. Dans son livre consacré à ce sujet, le savant rabbin écrit:
‘‘Il faut l’avouer. Même avec la création de l’État d’Israël que nous avons attendue 19 siècles, nous sentons qu’il est resté en quelque sorte une vide que l’État seul ne peut rempli. Il manque une certaine spiritualité, une étincelle divine, une lumière interne ; il manque une sainteté et une pureté; il manque quelque chose d’essentiel… Ceux qui réalisent que la renaissance du peuple juif tient ‘‘non aux armes et nos à la force, mais à l’Esprit’’, rêvent de trouver dans l’État d’Israël l’Échelle de Jacob, Échelle dont la base repose sur la terre et le sommet perce le Ciel. On attend quelque chose de nos Sages, de nos Rabbins, quelque chose de nouveau. Il semble qu’un mot brille, ranime les âmes, réconforte les esprits: Sanhédrin’’.
Ce bel enthousiasme s’a pas eu l’heure de susciter un enthousiasme correspondant dans le monde religieux. Les ‘‘Gedolé haThora’’, qui constituent le corps suprême du Judaïsme extrême-orthodoxe, se sont prononcés unanimement contre ce projet: ‘‘nous sommes de pygmées dans le domaine de la religion ; comment oserions-nous porter des mains sacrilèges sur la Thora, institué par dieu comme immuable ?’’ Le Grand-Rabbin Herzog, lui aussi, se déclara opposé à la convocation du Sanhédrin, estimant que celui-ci est sans objet: ‘‘Ce n’est pas la Loi qu’il faut adapter à la vie, mais c’est la vie qu’il faut adapter à la Loi. Nous avons le droit de rechercher des solutions à intérieur de l’édifice de la Thora; il n’est pas permis de la changer en l’interprétant’’.
Ceux-là même qui ne sont pas opposés en principe à la convocation du Sanhédrin pensent que le projet du Rabbin Maïmon est prématuré. Au moment où l’État se trouve en pleine crise de croissance, ne serait-il pas imprudent de créer une institution qui, au lieu de promouvoir l’union serait plutôt un facteur de division?
L’introduction du Judaïsme Libéral
Actuellement, en Israël, la religion juive ne connaît que les formes orthodoxes, ultra-orthodoxes et ultra-ultra-orthodoxes ; le Judaïsme libéral ou réformé qui, aux États-Unis groupe à peu près le tiers des Juifs pratiquants, n’y est point
représenté. Cette situation qui s’explique par des raisons historiques, inquiète profondément les leaders juifs américains qui estiment avec raison qu’entre une orthodoxie extrémiste et un laïcisme militant il y aurait place pour une ‘‘ troisième force’’. Telle semble aussi être la pensée d’un assez grand nombre d’intellectuels en Israël qui, tout en refusant le laïcisme et l’athéisme, ne peuvent pas, en conscience, se rallier à l’orthodoxie. Les paroles du Général DORI, ancien Chef d’État-Major de la Haganah et actuellement président du Technion (École Supérieure d’Ingénieurs), sont topiques:
‘‘Je suis venu en Israël encore tout petit, et comme tout le monde, j’ai reçu une bonne formation biblique, mais pas religieuse. Le problème religieux ne m’a d’ailleurs jamais préoccupé et aujourd’hui encore n’est pas mon principal souci. Avec l’établissement de l’État, une situation nouvelle fut créée. Jusqu’alors, nous avions à faire notre travail et celui-ci nous prenait tout entiers. La tâche qu’il fallait accomplir à chaque moment avait une signification assez profonde pour remplir nos vies. Maintenant l’État existe. Il y a bien des choses à faire encore, mais cela paraît déjà naturel et l’on sent qu’il reste encore de la place pour d’autre valeurs dans notre coeur. Il faut convenir qu’il existe des problèmes dans la vie qui ne peuvent être résolus par des événements significatifs ou la politique. Je n’entends pas dire que la religion est à même de les résoudre, mais au moins elle cherche à les résoudre. S’il existait au Mont Carmel une synagogue avec une liturgie qui parle au coeur et qui présente des idées religieuses correspondant aux besoins de ma vie, de mon époque, je serais certainement heureux de m’y rendre. L’univers de la synagogue orthodoxe m’est étranger; il n’y a rien de commun entre elle et moi’’ (commentary, août 1955, p. 152).
Le projet d’introduction du judaïsme libéral en Israël rencontra une opposition extrêmement violente de la part de la ‘‘Synagogue établie’’, qui jouit d’une monopole de fait en matière de religion dans l’État. Le journal mizrachiste HATZOFE écrivit à ce sujet:
‘‘Le jour qui verrait l’établissement d’une synagogue réformée en Israël, serait un jour aussi désastreux pour le peuple juif que celui où il se prosternait devant le Veau d’Or. C’en serait fait de notre unité et de notre paix. Tout moyen est bon pour empêcher ce mal avant qu’il ne soit trop tard’’.
Mais ce n’est pas seulement à la résistance farouche des orthodoxes que la Réforme aura à faire face: son succès ou son échec dépendra de sa capacité d’adaptation à la mentalité israélienne. Tant qu’elle sera considérée comme un article d’importation ou en succursale de synagogues libérales américaines, elle se heurtera à l’indifférence du milieu même qu’elle veut atteindre: la jeunesse. Si, par contre, elle arrive à être hébraïque, non seulement dans sa langue mais dans toute sa structure, elle aura de sérieuses chances de conquérir sa place sous le soleil israélien.
Israéliens – Juifs
Les Israéliens sont-ils Juifs ? – se demandait, il y a quelques années, dans un article retentissant, un professeur de l’Université Hébraïque. La réponse à cette question n’est point aisée, d’autant plus que le terme ‘‘Juif’’ ne se prête guère à une définition. Toujours est-il que si l’on prend ce terme dans son sens le plus général comme désignant une communauté de destinée. La conscience d’être Juif marque profondément les Israéliens. On peu même dire que le seul dénominateur commun entre Israéliens, originaires de 74 pays différents, est le fait d’être juif.
Cependant, le Judaïsme considéré sous son aspect religieux, suscite des réactions très diverses chez les Israéliens. Pour les uns, c’est un trésor qu’on était obligé de tenir caché pendant l’exil et qu’on peu enfin produire en plein jour. Pour d’autres, c’est une forme de vie éminemment respectable, remplie de valeurs éthiques qui, au cours des siècles, a sauvegardé l’unité du peuple et qui est appelé à remplir le même rôle à l’époque du ‘‘Rassemblement des Exilés’’. D’autres encore se laissent prendre par l’atmosphère du vendredi soir avec son repas au poisson farci et aux querelles à la juive. Finalement, pour un bon nombre la religion juive dans sa forme traditionnelle est considéré comme un sous-produit du ghetto ; elle n’évoque guère que les persécution du dehors et les brimades du dedans: organe-témoin d’un passé révolu elle n’a plus de raison d’être dans l’Israël libre.
Faute d’étude statistique sur la pratique religieuse en Israël, il est très difficile de se faire même une idée approximative sur la force numérique de chacune des tendances mentionnées ci-dessus. Sous toute réserve on peut estimer que 20 à 30% de la population adhère à la forme orthodoxe de la religion ; la même proportion est anti-religieuse ou a-religieuse ; le reste garde un certain nombre d’observances sans toutefois se soumettre à toute la rigueur de l’orthodoxie.
La religion et l’a-religion sont les plus intensément vécues dans les divers établissements agricoles. Ceux-ci ne recueillent que 15% de la population juive, mais leur importance du point de vue idéologique dépasse largement leur importance numérique. Des quelques 700 colonies agricoles une soixantaine sont d’obédience religieuse. Ces dernières cherchent à vivre pleinement la religion juive traditionnelle dans les cadres d’une vie communautaire. On ne peut pénétrer dans un de ces kibboutz sans être frappé du sérieux et de l’élévation spirituelle de leurs membres. Mais c’est justement là qu’on éprouve le plus douloureusement l’écart entre les exigences de la législation rabbinique et celle de la vie agricole.
Dans les kibboutz de gauche la question de la religion ne se pose même pas. Du point de bue idéologique ces kibboutz n’ont guère dépassé le tournant du siècle avec son matérialisme ‘‘scientifique’’. Il ne s’agit pas tant d’une hostilité envers la religion, mais d’une incompréhension totale. On serait prêt à tolérer, dans le meilleur sens du mot, un croyant, mais on le considérerait comme quelqu’un qui n’est pas à la page. Jusqu’à ces dernières années il n’y avait pas de synagogue dans les kibboutz de gauche. Depuis l’arrivée des parents des pays d’Europe Centrale on en a établi quelques-unes pour les ‘‘vieux’’, disant avec un haussement d’épaules: ‘‘Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est prier’’.
On a l’impression que dans les villes, surtout dans les milieux fonctionnaires, la pratique religieuse est en progrès. Ce fait s’explique par le souci des parents de donner un aliment spirituel à leurs enfants: on voit assez souvent des adultes reprendre le chemin de la synagogue pour y accompagner les jeunes.
L’immigration massive des Yéménites, Irakiens, Nord-Africains a contribué pour beaucoup au renforcement de la position des orthodoxes dans l’État. Il ne faut pas oublier cependant que, du point de vue social-culturel, ceux-ci constituent un élément arrière et que leur assimilation à la partie plus avancée de la population entraînera fatalement un relâchement de leur pratique religieuse.
Dans cet article force nous était de nous étendre sur les ponts faibles de la religion en Israël. Il ne faudrait pas penser pour autant qu’il n’y a rien à porter à son actif. Il y a tout d’abord le pays lui-même qui évoque la longue histoire d’amour entre Dieu et son peuple; il y a la Bible, qu’un gosse israélien de 12 ans connaît mieux que beaucoup de nos professeurs d’Écriture Sainte; il y a la langue hébraïque qui rend chacun contemporain des Prophètes et de Sages; il y a enfin cette jeunesse ardente, remplie d’idéal, qui ne recule devant aucun sacrifice.
Le mot qui revient le plus souvent dans les conversations et sous la plume des Israéliens pour caractériser la situation actuelle de pays est celui de ‘‘creuset’’: les éléments qui y sont entrés sont en pleine ébullition; ce qui en sortira en définitive est le secret de l’Histoire ou, plus exactement, du maître de l’Histoire.
Jérusalem, 15 Avril 1956