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Jérusalem, ma ville
Joseph Stiassny, nds
(dans Bible et Terre Sainte, juillet 1977)

“Jérusalem, bâtie comme une ville où tout ensemble fait corps.” (Ps 122,3) Phénomène bien curieux: l’étranger qui arrive à Jérusalem est frappé par la confusion et le désordre qui y règnent. C’est bien l’orient tel qu’on l’a imaginé, tel qu’on le connaît par la description des illustres voyageurs des siècles passés. Mais pour quelqu’un qui habite Jérusalem cette diversité est dépassée et la ville apparaît comme une et unique. “Jérusalem, ma patrie, Jérusalem, ma mère” - a dit Saint Augustin qui n’a jamais visité la Ville Sainte. Je sais bien qu’il parlait de la Jérusalem céleste, mais pourquoi planer si haut? Un sage juif du IIIe siècle fait dire à Dieu: “Je n’entrerai pas dans la Jérusalem d’en-haut avant d’entrer dans la Jérusalem d’en bas.” Mystère de médiation souvent oublie, mais toujours présent!

“J’ai toujours remarqué la lumière vive, écrasante, qui envahit Jérusalem le matin; le soir, par contre, c’est une lumière douce, couleurs pastel, qu’il se reflète sur ses merveilleuses pierres rougeâtres, les transforme, les transfigure. Jérusalem plus belle le soir que le matin, n’est-ce pas un signe de la destiné eschatologique de la ville bien-aimée? De même que l’homme passe l’homme, Jérusalem passe Jérusalem. Les prophètes personnifient Jérusalem: ils parlent peu d’elle, ils s’adressent plutôt à elle. Si elle s’élève, ils l’abaissent, si elle s’abaisse, ils l’exaltent, pour qu’elle sache quelle étrange cité elle est” (J. Stiassny)

A la fin du livre de Zacharie le prophète voit toutes les nations monter a Jérusalem. Cette vision se réalise aujourd’hui: toutes les familles de la terre se retrouvent dans la ville sainte, les unes pour y demeurer, les autres pour rentrer chez elles après s’être nourries de la lumière qu’elle dispense si généreusement. Les pèlerins arrivent non seulement “des îles lointaines”, mais des pays si éloignés que même le docte rédacteur du “tableau des peuples” (Gn 14) les ignorait. L’autre jour, je voyais dans la rue Ben Yehouda un groupe de japonais, faisant partie d’une secte chrétienne judaïsante, danser la hora et agiter des drapeaux japonais et israéliens.

Des trois religions dites monothéistes seule la chrétienne est née à Jérusalem.

Le judaïsme commence au Mont Sinaï, en dehors de la Terre Sainte, tour tendu, il est vrai, vers cette terre dont Jérusalem devait devenir le centre. L’Islam, lui, est originaire de l’Arabie: tout en demeurant fidèle à ses commencements, il s’empresse à adopter Jérusalem, tant il est assuré qu’on ne peut pas se rattacher à la lignée spirituelle d’Abraham sans s’installer, d’une façon ou d’une autre, dans la métropole d’Israël.

L’Eglise est née à Jérusalem, mais ne considère pas son lieu de naissance comme le centre du monde, bien plutôt comme un point de départ. Dès les première page des Actes nous sommes invités à partit en voyage pour porter l’Evangile “jusqu’aux extrémités de la terra”. Les Actes commencent à Jérusalem et finissent à Rome. Mais, conformément à la nouvelle vue chrétienne des choses, Rome elle-même ne devient pas le centre du monde. Pour le christianisme primitive il n’y a pas de “géographie sacrée”, toute catégorie géographique étant dépassée. S’il n’y a ni juif ni grec; ne esclave ni homme libre; ni homme ni femme, de même il n’y a ni Jérusalem ni Rome. Comme le peuple de Dieu avant sont entrée en terre promise, l’Eglise mène sur terre une existence pérégrinante vers la Jérusalem céleste préexistante. La géographie n’est plus cosmique, elle est redevenue simple discipline humaine.

Mais le cœur a des raisons qui finissent par s’imposer à la théologie. Avant le concile Nicée en 325, le nom même de Jérusalem était oublié et l’on ne parlait dans les cercles officiels - se d’occasion on en parlait - que de la petite ville d’Aelia Capitoline. Lorsque Constantin entreprit son projet grandiose de doter l’Empire d’édifices religieux, en premier lieu son regard se porta sur Jérusalem, conscient qu’il était, su dire d’Eusèbe, que “de cette source jaillissait le fleuve de la vie pour l’humanité” (De laudibus Constantini 9.P.G. 20, 1369).

C’est à sa mère, Hélène, que l’empereur confia la réalisation de son plan: elle est venue elle-même à Jérusalem encourager les ouvriers et assister à la dédicace des nouveaux sanctuaires. C’est à ce moment que commence le cultes des “lieux saints” de l’Ancien et du Nouveau Testament ainsi que l’essor des pèlerinages.

Jérôme arrive en Terra Sainte en 385. L’érudit bizarre et prodigieux de Bethléem n’est pas particulièrement attiré par les “lieux saints” et c’est seulement par acquis de conscience qu'il se fait guide d’amies récemment arrivées de Rome. Il éprouve une sainte colère contres ses pèlerins indiscrets qui, par leurs visites importunes, l’arrachent à ces chers travaux. “La cour céleste est aussi accessible de la Bretagne que de Jérusalem” (Ep 58. P.L. 22, 581).

Depuis la fin du IVe siècle les choses ont peu changé. Aujourd’hui aussi nous avons deux sortes de chrétiens - nous parlons des étrangers - venant s’installer à Jérusalem: les chrétiens de sainte Hélène et ceux de saint Jérôme. Les uns gardent les “lieux saints” et accueillent les pèlerins, les autres se livrent à l’étude et font bénéficier le monde chrétien et savant du résultat de leur labeur.

Toujours est-il que le désir de se trouver à Jérusalem est en lui-même significatif. Comme aimant, Jérusalem attire les chrétiens; même les églises, les communautés ecclésiales et les sectes les plus imperméables à toute notion de “lieu saint” y cherchent un point d’insertion. Bien souvent, on ne vient pas à Jérusalem dans un but défini d’avance, mais une fois devenu son enfant, on cherche à la bâtie.

Comme le Temple était le centre de la Jérusalem de l’Ancien Testament, le saint Sépulcre est le centre de la Jérusalem chrétienne. On peut naturellement préférer le nom que lui donnent les Grecs: l’Anastasis - la Résurrection. Ce qui est sûr, c’est qu’Orientaux et Occidentaux se rendent à cet endroit précis et le tiennent en vénération non pour ce qui s’y trouve mais pour ce qui n’y est pas: on célèbre une absence et non un présence, on s’arrête devant le signe de l’absence pour évoquer sa présence. Il n’est pas là! Il est ressuscité! Alléluia! Aujourd’hui six communautés montent la garde su saint Sépulcre: les Grecs, les Latins, les Arméniens, les Coptes, les Syriens, les Ethiopiens. Les détails minutieux de la réglementation des cérémonies, du nettoyage, de l’entretien des lampes; les offices célébrés simultanément dans une belle cacophonie - tout cela peut friser le ridicule et choquer notre sensibilité d’occidentaux. Mais quand on retourne la taisserie, le tableau est d’une singulière beauté: l’édifice matériel disparaît et l’on entrevoit l’édifice spirituel bâti par d’innombrables générations chrétiennes qui y ont répandu leurs larmes et leurs prières. De nos jours il est de bon ton de décrier le culte des lieux saints et même le culte célébré dans ces lieux. Et pourtant, les lieux saints - comme les icônes - nous accueillent et nous font entrer dans la prière: en évoquant en mystère ils nous y font participer. L’Eglise grecque a bien raison de célébrer depuis 11 siècles la victoire sur les iconoclastes par une fête spéciale appelée le dimanche de l’orthodoxie.

Dans ses souvenirs personnels, rédigés en 1926, le père Lagrange décrit ainsi ses impressions d’arrivée en Terre Sainte (1890):

“Je n’ai jamais eu le don de décrire les paysages dont je sens si profondément la beauté; aussi m’en suis-je toujours abstenu. Je dois dire ici, cependant, que je fus remué, vraiment saisi, empoigné par cette Terre Sacrée, abandonnée avec délices à la sensation historique des temps lointains. J’avais tant aimé le livre, et maintenant je contemplais le pays! Aucun doute ne subsista dans mon esprit sur l’opportunité de pratiquer les études bibliques en Palestine; on me disait que le climat n’était pas un obstacle. Mais les élèves viendraientils? (Le Père Lagrange au service de la Bible, Cerf, 1967, 31).

Cher Père Lagrange! Quels soins doit-il prendre pour convaincre les sceptiques. Au dire des Sages, il fait si chaud en Palestine que tout travail intellectuel y est impossible. Pour connaître les langues bibliques ne vaut-il pas mieux s’inscrire aux universités d’Europe? N’est-ce pas le Père Lagrange lui-même qui a dit que les deux langues sémitiques les plus importantes étaient … l’allemand et l’anglais? Dans “Saint Etienne et son sanctuaire à Jérusalem”, paru en 1894, (j’ai devant moi l’exemplaire dédicacé par l’auteur aux Pères de Sion “en souvenir du vénéré P. Marie Ratisbonne”) le Père Lagrange recommande l’étude de l’arabe:

“Lorsqu’on entend parler l’arabe - si les mots diffèrent souvent de l’hébreu, - le génie étant le même, on retrouve sur les lèvres du Fellah ou du Bédouin les images et les pensées où s’alimentait la vie intellectuelle des Hébreu.” (p 160).

Autant dire que le meilleur moyen de comprendre la Divine Comédie est de passer ses vacances en Espagne. Et pourtant, neuf ans avant l’arrivée du Père Lagrange en Terra Sainte, un juif lithuanien, ayant une motivation différente mais possédant le même esprit pionnier, est venu s’établir en Palestine. Originairement il s’appelait Eliezer Yitzhak Perelman; il est devenu célèbre sous le nom de Ben-Yehouda comme créateur de l’hébreu moderne parlé. Bien souvent, le Père Lagrange et Ben-Yehouda ont eu l’occasion de se voir; c’est, en effet, à la bibliothèque de l’Ecole Biblique que Ben-Yehouda a commencé la rédaction de son Dictionnaire complet de l’Hébreu ancien et moderne.

-- Aujourd’hui il n’est plus nécessaire de faire l’apostolat d’une cause gagnée. Les “chrétiens de saint Jérôme” se font de plus en plus nombreux, les institutions se multiplient. Pendant les vacances d’été des dizaines de séminaristes et de jeunes prêtres fréquentent des “oulpanim” pour apprendre l’hébreu moderne et l’Université Hébraïque compte toujours un nombre respectable d’ecclésiastique comme étudiants. Ces derniers temps un Jésuite et un Diminicain ont obtenu leur doctorat à l’Université. Les étudiants de l’Institut Biblique Pontifical de Rome font un séjour de six mois à Jérusalem comme étudiants réguliers de l’Université Hébraïque.

Depuis une dizaine d’années les théologiens appartenant à diverses confessions et communautés chrétiennes ont établi une Fraternité Œcuménique de Recherches Théologiques. Le but spécifique de la Fraternité est d’élargir et d’approfondir la théologie chrétienne en fonctions et en face de la tradition juive. C’est un des rares endroits du monde où Orientaux et Occidentaux, Catholiques et Protestants, se rencontrent et se rendent compte de leur unité déjà réalisée en dépit de toutes les divergences, du fait de leur foi commune en Jésus Christ. Cette confrontation - méthodique - avec le judaïsme permet au même temps de remonter aux origines du christianisme, de préciser la valeur des termes employés par l’Eglise primitive et de replonger dans un milieu de vie et de pensée qui nous est devenu étranger, du fait que d’autres civilisations ont véhiculé le message formulé et délivré en pays juif il y a deux mille ans. Peut-être faudrait-il mentionner ici un autre groupe de rencontre, celui-ci entre Juifs et Chrétiens, qui porte le nom biblique de l’Arc-en-ciel. C’est un groupe d’amitié où savants chrétiens et juifs se réunissent cheque mois pour discerner ce qui les unit et ce qui les sépare. Le souci principal des participants est la loyauté intellectuelle et le respect mutuel.

Je m’aperçois, non sans confusion, que cet exposé est terriblement clérical. Mon excuse est que la Jérusalem chrétienne est vraiment cléricale. Par rapport au nombre des fidèles on ne voit nulle part une concentration plus grande de patriarches, vicaires patriarcaux, archevêques, évêques, archimandrites, prêtres et pasteurs qu’en Ville Sainte. Pensez au pauvre chef de protocole qui doit être au courant de tous ces titres! Le Patriarcat grec, à lui seul, compte, en dehors du Patriarche, trois métropolites et dix archevêques. Tous ces dignitaires sont des grec-hellènes, et non des arabes, pour maintenir le caractère grec du Patriarcat et sauvegarder les droits de l’hellénisme en Terre Sainte. L’Eglise orthodoxe russe a deux missions ecclésiastiques à Jérusalem, l’une dépendant de Moscou, l’autre de l’Eglise russe en exil aux Etats Unis. Les rapports entre les deux missions sont loin d’être cordiaux. Le Patriarcat roumain-orthodoxe, a, lui aussi, une mission en Terre Sainte. Et les fidèles? Des Eglises orthodoxes, seul le Patriarcat grec a des fidèles indigènes, c’est-a-dire Arabes. Etrange dichotomie que les raisons historiques expliquent mais dont le maintien ne se justifie plus guère de nos jours.

Quand on parle de la Jérusalem chrétienne une mention spéciale est due aux Arméniens. Les quartiers arménien occupe n sixième de la superficie de la vieille ville de Jérusalem et comprend la cathédrale Saint-Jacques, la résidence du Patriarche ainsi que de nombreux bâtiments. Depuis leur conversion au christianisme en 301, il y eut toujours un lien spécial entre les arméniens et la Terre Sainte et dès le début du siècle VI, par opposition su Patriarcat grec de Jérusalem que s’était rallié au dogme de Chacédoine, les Arméniens établirent leur propre hiérarchie, dont l’autorité s’étendait, autrefois, sur les communautés monophysites, particulièrement les Syriens jacobites, les Coptes et les Abyssins. Ces communautés ont fini par se rendre indépendantes du Patriarcat arménien et ont obtenu une existence juridique séparée. Au Proche Orient, en effet, on n’appartient pas à une religion, mais à une communauté ethnico-religieuse, un millet, et c’est l’aspect communautaire qui domine l’existence de l’individu, de la naissance au tombeau. Tandis qu’en Occident la notion du peuple est devenue purement politique, et celle du “peuple de Dieu” uniquement théologique, en Orient, qu’il s’agisse de Chrétiens, de Musulmans ou de Juifs, en dépit des tendances sécularisées, l’individu est défini comme membre d’un peuple, qui, de par sa religion, est un peuple de Dieu. Et Dieu, sans doute, reconnaîtra les siens...

Le membre des chrétiens à Jérusalem est de 11.500 environ sur une population totale de près de 300.000, c’est-à-dire à peine 4%. Il y a cent ans, ils étaient 5.300 sur un ensemble de 20.900: le quart de la population. Mais que e changements pendant ces cent années! La domination ottomane, le mandat britannique, le pouvoir jordanien (pour Jérusalem Est), et, depuis 1976, le régime israélien. Les chrétiens de Jérusalem ont toujours formé une minorité en général tolérée, quelque fois persécutée; maintenant, ils sont une minorité au sein d’une minorité: 17% de la population arabe. Le niveau d’éducation et de culture des Chrétiens a toujours été plus élevé que celui des Musulmans, et de ce fait, ils occupant des emplois plus rémunérés, en particulier dans les services gouvernementaux et dans les professions libérales. Le grand problème est celui d’avenir. Du fait que, comme partout au Moyen Orient, c’est l’appartenance à une communauté ethnico-religieuse et non sa qualité de citoyen qui confère à l’individu ses droits et ses obligations, nos chrétiens se sentent frustrés et envisagent le futur avec appréhension. Beaucoup pensent à l’émigration, et même si les départs ont diminué depuis 1969, le nombre des Chrétiens à Jérusalem reste stationnaire, tandis que la population juive et musulmane accuse un accroissement continu. D’où l’inquiétude des chefs religieux: verrons-nous un jour nos sanctuaires dépourvue de fidèles?

Pour les Musulmans Jérusalem est al-Qouds, la Sainte. Elle est considérée comme la troisième ville sainte de l’islam, après la Mecque et Médine. Un auteurs arabe du Xe siècle, descendant d’une des premières familles musulmanes que s’est établie à Jérusalem, al-Mouqaddasi, le Jérusalémitain, grand voyageur devant l’Eternel, nous rapporte l’anecdote suivante:

“Etant au salon du quadi de Basrah on me demanda: Quelle est la ville la plus vénérable? - La Nôtre. - La meilleure? - La nôtre, répondis-je. - Quelle est la plus agréable? - La nôtre. La plus abondante en biens? La nôtre. Choquée, l’assistance me dit: Tout cela n’est que de la vantardise. Je dis - répliquai-je - la plus vénérable, parce que c’est une ville qui réunit les avantages de la vie présente et ceux de l’éternité. Si un homme attaché à cette vie cherche la vie éternelle, il y trouvera ce qu’il souhaite; si attaché à l’éternité, il désire les biens de ce monde, il les y trouvera. Pour la salubrité du climat: son froid ne fait pas mal, sa chaleur n’est pas nuisible. Quant à la beauté, il n’y a rien de plus élégant que ses constructions, ni de plus propre, ni de plus agréable que sa mosquée. Pour l’abondance des biens, Dieu y a réuni les fruits de la vallée, des plaines et des montagnes … Quant à l’excellence, elle est l’enceinte de la résurrection … La Mecque et Medine tiennent leur excellence de la Ka’ba et du Prophète. Le jour de la Résurrection, elles seront transportées à Jérusalem, et alors celle-ci possédera toute l’excellence …”

Mahomet est né à la Mecque vers 570 et il est mort à Médine en 632. A ce qu’il semble, il n’a jamais visité Jérusalem. Mais la tradition musulmane en a décidé autrement. Nous lisons dans la fameuse sourate XVII du Coran le récit du voyage nocturne du Prophète:

“Gloire à celui qui fit voyager la nuit son serviteur de la Mosquée sacrée à la Mosquée très éloignée dont nous avons béni l’enceinte pour lui montrer certains de nos signes.”

Cette “mosquée très éloignée” (masjid el Aksa) désigne sans aucune doute le Temple céleste, et il s’agit d’un transport analogue à celui de saint Paul ravi au troisième ciel, d’une ascension que connaît également la tradition mystique juive. Les exégètes coraniques ont vu cependant dans cette “mosquée très éloignée” non pas un point d’arrivée mais un point de départ: il était de rigueur que l’ascension vers la Jérusalem céleste commence en la Jérusalem terrestre. Echo lointain des paroles de Rabbi Yohannan que nous avons cité au débout de cet article. Par ailleurs, tout comme les juifs, les premiers Musulmans devaient se tourner vers Jérusalem pour faire leurs prières. Bien sûr, le Prophète luimême changea ensuite cette direction (Kible) et opta pour la Mecque, appelée “la Mère des Cités”, mais la vénération pour Jérusalem, centrée sur le Temple, n’en fut pas pour autant affectée.

Aussi quand Omar conquit Jérusalem en 637, il y fit son humble entrée, vêtue d’une vieille robe en poil de chameau. Au lieu de faire ses dévotions à l’église de la résurrection il se fit conduire aux ruines du Temple pour témoigner de son attachement à la tradition abrahamique, assumée et amplifiée par la tradition musulmane. Omar lui-même commença le nettoyage du Rocher sur lequel s’était élevé le Bait al Maqdis (le Temple), et où s’élèvera quelque quarante année plus tard la “coupole du Rocher” que l’on appelle et continue s’appeler improprement “la mosquée d’Omar”.

Selon la tradition musulmane, la gloire de la Jérusalem présente n’est rien en comparaison de sa gloire future. Hamadani, géographe arabe du Xe siècle, qui rapporte de nombreuses traditions au sujet de Jérusalem écrit:

“Le jour de la Résurrection, la Ka’ba sera transportée à Jérusalem - comme une fiancée - avec tous les pèlerins qui l’ont visitée, et sera saluée avec les mots: ‘Salut à Toi qui fus visitée et qui est visitée!’ Toutes les mosquées où Allah a été vénéré seront conduites à Jérusalem … C’est à Jérusalem que le jugement dernier aura lieu; c’est là que les morts seront rassemblés et ressusciteront et c’est là que les portes du Paradis et de l’Enfer s’ouvriront, le Jour de la Résurrection.”

-- En attendant le Jugement, quand “le monde sera rassasié de justice comme il a été rassasié d’iniquité”, Jérusalem, c’est-à-dire la vieille ville de Jérusalem, reste bien une ville musulmane. Du haut des minarets la voix du muezzin, renforcée par des haut-parleurs, continue à appeler les fidèles à la prière. Le vendredi matin les foules se rendent à la mosquée d’el Aksa et le Haram (l’esplanade) n’a rien perdu de son ancienne splendeur. Les 90.000 musulmans se trouvent chez eux à Jérusalem et aucune crise d’identité ne semble affecter leur moral. Les fils du désert se sont fait citadins, et maintenant qu’il n’est plus possible de razzier des caravanes, Allah, dans sa miséricorde, envoie des touristes de plus en plus nombreux que l’on peut écorcher, sinon au sens propre, au moins en sens figuré.

Commentant le chapitre sur la vocation d’Abraham, le Zohar nous donne une explication mystique d’un verset du Cantique: ‘Ma colombe est cachée au creux des rochers, en des retraites escarpées’ (2,14).

‘Ma colombe’ désigne la Communauté d’Israël; ‘le creux des rochers’ se rapporte à Jérusalem, solide et élevée comme un rocher; ‘les retraites escarpées’ est la place appelée Saint des Saints, le cœur du monde. Il est appelé ‘retraite’ parce que la Présence Divine y est renfermée, telle une épouse qui ne s’entretient qu’avec son époux et ne sort jamais.

Pendant son long exil Israël allait d’un pays à l’autre, emportant avec lui sa patrie portative: la Bible. C’est le fardeau du Livre qui rendait la pérégrination du peuple léger. Les Ecrits sont la mémoire du peuple et entretiennent son espérance. Si l’homme est un roseau pensant, le Juif, lui, est un roseau espérant.

Qu’on réalise l’histoire d’Akiva et de ses compagnons se rendant à la montagne de la Demeure et apercevant un chacal qui bondit du Saint des Saints en ruine. Les trois compagnons d’Akiva se mettent à pleurer, mais Akiva rit. Eux demandent scandalisés: Pourquoi ris-tu? Lui répond: Pourquoi pleurez-vous? - Eh! quoi? du saint lieu dont il est écrit “où se promènent les chacals” (Lam 5, 18) nous voyons bondir un chacal et nous ne pleurerions pas? - C’est justement pourquoi je ris, reprends Akiva. Urie le Cohen a dit: “Sion sera comme un champ labouré et Jérusalem un monceau de pierres (Jér 26, 18), tandis que Zacharie affirme: ”Les vieillards et les vieilles s’assiéront encore sur les places de Jérusalem... et les places de la ville seront remplies de petits garçons et de petites filles qui joueront sur ces places (Zac 8, 4-5). tant que la première de ces paroles ne s’est pas réalisée, je pouvais douter de l’autre, mais maintenant que 102 je vois l’accomplissements de la parole d’Urie, je suis assuré que celle de Zacharie finira, elle aussi, par s’accomplir.

Trois fois par jour, le juif récite une prière implorant le rétablissement du Temple de Jérusalem: “Dans Ta miséricorde retourne à Jérusalem, Ta ville, et habite au milieu d’elle, conformément à Ta promesse; édifie-la prochainement, de nos jours, pour durer éternellement; rétablis prochainement en son milieu le siège de David: Béni sois-Tu, Eternel, qui rebâtis Jérusalem!”

A partir du Xe siècle il y a de nouveau une présence juive à Jérusalem et dès la conquête arabe les juifs occupent un quartier à eux. Parmi ces juifs, établis à Jérusalem, une mention spéciale est due aux Avaléi Zion, les “plongés dans le deuil à cause de Sion”, une sorte d’ordre religieux dont le but était de prier pour “la consolation de Jérusalem”. Les membres de l’ordre se consacraient entièrement à la prière et aux études et vivaient dans une grande pauvreté, subsistant uniquement d’aumônes envoyés de l’etranger ou apportées par des pèlerins. Pendant de longs siècles la population juive de Jérusalem se composait en grande partie de personnes âgées, venues à Jérusalem pour y finir leurs jours et pour être enterrées au mont des Oliviers, près de la Vallée du Jugement. Nul sacrifice pendant la vie terrestre n’était trop pénible pour bénéficier du bonheur suprême lors de la consommation: être présent au lieu même où sonnera le shofar eschatologique annonçant la Résurrection des morts.

On était convaincu, en effet, que les morts enterrés en dehors de Jérusalem auraient à faire un voyage souterrain long et difficile pour arriver à la vallée de Josahat, tandis que ceux qui se reposaient à Jérusalem, pourraient partager le bonheur des élus immédiatement.

En 1800, Jérusalem ne comptait que 10.000 habitants, dont 1.000 juifs. A la fin du siècle la situation change du tout au tout: la population s’élève à 45.600: 28.200 juifs, 8.760 chrétiens et 8.600 musulmans. Expansion prodigieuse, surtout si l’on prend en considération la situation lamentable de Jérusalem sous l’administration ottomane. Le plus grand problème était la pénurie d’eau, les vieilles citernes, dont certaines remontaient à l’époque romaine, ne pouvant satisfaire les besoins de la population. Aussi n’est-on pas étonné de voir tous les pèlerins du XIXe siècle décrier la saleté incroyable qui défigure Jérusalem. La première guerre mondiale a éprouvé durement la ville, mais sous le mandat britannique Jérusalem se développe rapidement. Le recensement de 1931 donne les chiffres suivants: sur 90.503 résidents 51.222 juifs, 19.894 musulmans, 19.335 chrétiens et 52 indéterminés.

Fin mai 1948, peu après l’établissements de l’Etat d’Israël, les juifs, vieillards, femmes et enfants, restés en Vieille Ville, ont été évacués vers la Ville Nouvelle, tandis que les hommes étaient prisonniers. Pour la première fois depuis 15 siècles, Jérusalem est Judenrein. Le Mur des Pleurs, est devenu inaccessible aux juifs d’Israël, et ne fut visité que par des touristes curieux ou désabusés. Le quartier juif avec ses vieilles synagogues fut détruit et le cimetière du Mont des Oliviers systématiquement profané.

Après la guerre de Six Jours, qui n’a dura que trois jours à Jérusalem, au débout de juin 1967, la ville coupée en deux depuis 19 ans, fut de nouveau réunifiée, cette fois-ci sous le régime israélien. Du point de vue juif, l’importance de cet événement ne peut être comparée qu’à l’établissement même de l’Etat d’Israël. Entre 1948 et 1967 tout le monde sentait que le lien entre le peuple et le pays - base de toute existence nationale - n’était pas encore solidement établi, parce que tant que Jérusalem se trouvait en dehors d’Israël, il lui manquait quelque chose d’essentiel, non pas du point de vue quantitatif mais qualitatif.

Le premier soin d’Israël après la prise de la Vieille Ville fut de dégager le Mur des Pleurs. Rien de plus impressionnant que de comparer le Mur dans son état d’abandon pendant de longs siècles et sa gloire d’aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que le Mur est le signe d’une absence et non d’une présence: il évoque le Temple qui n’existe plus et qui ne peut être rebâti de mains d’homme et il rappelle que la Shehina, la Présence Divine, est toujours en exil.

Ainsi, de façon paradoxale, les trois Jérusalem - la musulmane, la chrétienne et la juive - proclament toutes la même vérité, manifestée dans la geste d’Abraham, l’ami de Dieu et le père des Croyants: la Jérusalem d’ici-bas, en dépit de toute sa splendeur, n’est que le reflet d’une cité meilleure qui doit se manifester, et ses citoyens ne sont que des étranges et des voyageurs à la recherche de leur véritable patrie.

“Et que je laisse les autres en dehors souffler sur la poussière et s’en aveugler les yeux; que je me recueille au plus secret de mon âme, que je vous chante mes chants d’amour, que j’exhale en mon pèlerinage terrestre d’indicibles gémissements, plein du souvenir de Jérusalem, le cœur tout tendu vers elle - Jérusalem ma patrie, Jérusalem ma mère! (Saint Augustin, Confissions, XII, 16).

 

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