Ma vie avec le Père Joseph Stiassny
Par Ursula BECKER
Seeheim-Jugenheim, le 2 octobre 2007.
En 1978, j’ai organisé, dans le cadre du ‘Verein vom Heiligen Land (Association pour la Terre Sainte,) un pèlerinage. Le Père Jean Roger a en été le guide et directeur spirituel. Comme il était déjà durement touché par la maladie, j’ai assumé, pour lui, de nombreuses tâches tenant à l’organisation du groupe. A sa demande je suis revenue à Jérusalem durant l’été 1979, pour m’occuper de sa correspondance et d’autres affaires courantes. Deux jours après mon arrivée, fut décidée son entrée à l’hôpital Saint-Louis. Depuis ce temps-là m’incombèrent quotidiennement, outre les soins requis par le traitement médical, le devoir de l’assister sur le plan personnel et psychique. Nous parlions l’allemand ensemble car Jean Roger était né à Munich. Je n’oublierai jamais les lettres qu’il m’a dictées pour dire adieu à ses nombreux amis et amies. Je me souviens avec reconnaissance du Docteur Jacques Lichtenstein, son médecin traitant, et des Soeurs de Saint Joseph qui se sont dévouées et qui m’ont aidée pendant les lourdes semaines de son séjour à l’hôpital. Pendant ce temps-là j’ai pris de nombreux contacts avec presque toutes les institutions chrétiennes, surtout catholiques, mais aussi avec des organisations juives et avec des personnalités comme Teddy Kollek, maire de Jérusalem, pour ne mentionner que lui.
Ma première rencontre avec Joseph eut lieu à l’hôpital Saint Louis, car il ne se passait pas de jour sans qu’il visitât son meilleur ami Jean Roger pour le réconforter et lui dire une bonne parole. Sa manière d’être avec lui et avec toutes les personnes de l’hôpital m’ont beaucoup impressionnée. J’habitais alors à Notre Dame où le directeur, Mgr Richard Mathes, prématurément décédé, m’a hébergée. Il m’a aidée et soutenue pendant toutes ces années.
Lors d’une visite à Ratisbonne, le Père Buckley, à qui je rendis plus tard une autre visite dans la maison de retraite ‘Mater Misericordiae’, m’a parlé de Joseph et de sa famille assassinée pendant le temps des nazis. Après la mort du Père Jean Roger, le 3.09.1979, je suis allée passer mes vacances d’été à Jérusalem, logeant encore à Notre Dame où je pus rendre service de plusieurs façons.
Les parents de Jean Roger m’invitèrent plusieurs fois à Paris et j’ai gardé un bon contact avec sa soeur jusqu’à sa mort.
Lorsque j’ai parlé de Joseph et de sa vie à mes parents, ils l’ont invité en octobre 1981 à passer quelques jours dans notre famille. Une relation de mutuelle confiance, avec mon père surtout, s‘établit dès le début, mon père ayant lui aussi eu affaire aux nazis qui l’avaient renvoyé de la police parce qu’il avait caché un juif polonais à Mayence. Après cette première visite à Seeheim j’ai passé jusqu’en 1999 toutes mes vacances d’été en Israël à Notre Dame. Je louais une auto et nous faisions, Joseph et moi, de nombreuses belles excursions, avant tout dans les endroits où les touristes ne vont pas. Le Père 136 Sabia nous accompagnait souvent. J’organisais encore pour notre paroisse deux pèlerinages dont Ronith était la guide et Joseph le directeur spirituel. Pour tous les membres de la paroisse ces voyages furent des expériences inoubliables et un enrichissement de leur vie de foi.
Par la suite, pour les vacances de Pâques, d’automne et de Noël, Joseph est venu à Seeheim et nous fîmes au cours des années des voyages sur le Rhin, sur la Moselle, en Alsace, en Autriche, en Hongrie , sa patrie, en France, en Angleterre, en Italie. Quand mon père mourut, en 1992, et ma mère, en 1997, Joseph était à Seeheim et m’a donné force, consolation et confiance.
Notre relation était d’attention réciproque, de respect et de confiance mutuelle. Au cours des années, je fus en contact avec ceux de sa famille qui vivaient encore aux Etats Unis. Deux fois nous sommes allés visiter sa tante en Angleterre, une fois chez elle, et la fois suivante dans sa maison de retraite. C’est ainsi que s’établirent des contacts par des visites et par des lettres.
Quand il y avait à la télévision des films ou des reportages sur les vexations, les persécutions et les meurtres perpétrés contre les juifs, Joseph commençait à trembler et à pleurer. Il fallait longtemps, par des conversations qui le détournaient de ce qu’il avait vu, pour qu’il trouve un certain apaisement. Il n’était pas solide nerveusement. Jusqu’en 1989 il a obstinément refusé d’aller en Hongrie et c’est uniquement pour me faire plaisir qu’il a accepté d’aller au moins à Budapest. Je considérais que c’était pour moi un devoir, non pas de supprimer ses lourdes oppressions, mais au moins de les diminuer par une sorte de ‘traitement’. C’est ainsi que nous sommes allés à la maison où il avait habité avec ses parents et ses frère et soeur. Tout y était comme avant, y compris le vieil ascenseur. Je suis montée au 3ème étage et j’ai sonné à la porte de l’appartement. J’ai demandé si nous pouvions entrer, expliquant que Joseph avait habité là. Les gens qui nous ont ouvert furent très gentils. Nous avons pu visiter tout l’appartement. Joseph m’a montré les pièces de séjour, les chambres à coucher des enfants et le bureau où son père travaillait comme avocat. Par la suite, nous avons rendu visite à cette famille chaque fois que nous sommes passés à Budapest. Dans une librairie d’occasion, nous avons trouvé un livre de son père ainsi que son nom, adresse et numéro de téléphone dans un vieil annuaire. Le libraire a observé Joseph qui pleurait, sans rien y comprendre, jusqu’à ce que je puisse, en a parte, lui expliquer les choses.
Ce n’est que 2 ans après qu’il a été possible de décider Joseph d’aller à Györ et à Konye , lieux où Joseph avait étudié au collège des Bénédictins et d’où sa famille fut déportée vers les camps d’extermination. Nous avons rendu visite à un condisciple de Joseph qui vivait encore et qui nous fit voir les notes de Joseph. Je ne fus pas étonnée de ses résultats scolaires qui concluaient ses études par un summa cum laude. Dans le collège qui venait juste d’être rénové nous avons trouvé affichées aux murs les photos des anciennes années. Parmi elles une photo avec lui et une autre photo avec son frère. Il en fut très ému. La visite à Konye fut « lourdement émotionnante ». Nous avons visité la maison où ils habitaient, l’église et son curé ; nous avons parlé avec des habitants qui 137 pouvaient encore se souvenir de la famille et des enfants. Sur le mur extérieur, est apposée une plaque sur laquelle sont écrits en lettres d’or les noms de ceux qui furent déportés de là : son père, sa mère, son frère, sa soeur, un de ses oncles. Comme nous n’avions rien su de cette plaque et que nous n’étions pas préparés à la voir, j’ai eu très peur pour Joseph. Tout ce qu’il avait refoulé pendant toute sa vie, tout ce dont il ne pouvait pas parler, ressortait là d’une manière que je n’avais jamais connue en lui. Après coup j’ai su que cette visite avait été importante et utile et qu’elle l’avait déchargé de fardeaux qu’il portait depuis des années. C’est ainsi que nous avons pu au cours des années suivantes revisiter Konye. C’était, en quelque sorte, comme s’il avait pu aller sur la tombe de ses parents et j’ai pu constater qu’il en était heureux et apaisé.
Je me suis efforcée de lui rendre ces dernières années aussi bonnes et agréables que possible. Il ne pouvait plus faire de longs voyages en train ou en avion, mais il aimait les promenades en voiture. Il prenait plaisir à voir de belles choses dans la vie : les paysages, la nature, l’ordinateur, la télévision et les livres dans tous les domaines.
Avant toute chose, il aimait les personnes et les personnes le sentaient. Il avait beaucoup d’amis qui le visitaient ou l’appelaient au téléphone, de l’étranger, pour lui demander conseil, ce qu’ils trouvaient auprès de lui. Il savait toujours témoigner de la dignité qu’avait, à ses yeux, chaque personne et dire du mal des autres, lui était étranger. Si l’on critiquait quelqu’un, il prenait immédiatement sa défense et justifiait son comportement. Il faut relever aussi qu’il était reconnaissant pour toute aide reçue, même de peu d’importance, et qu’ il exprimait sa reconnaissance.
Pour moi les 5 dernières années passées auprès de lui furent, à tous égards, un enrichissement, non seulement à cause de son savoir philosophique et théologique, mais aussi pour sa manière spirituelle de penser et d’agir en toutes circonstances... On l’aimait; on le respectait et l’estimait particulièrement dans le domaine de l’oecuménisme, dans sa manière de présenter le judaïsme et les derniers développements de l’exégèse biblique. J’ai eu le privilège d’apprendre beaucoup de lui et je lui suis reconnaissante d’avoir vécu dans notre famille.
Selon son souhait, il a trouvé le lieu de son repos dans le caveau de notre famille.
Traduit par Fr. Pierre LENHARDT