Les Religieux de Notre-Dame de Sion (1979)
Joseph Stiassny, nds
“Je suis Joseph, votre frère. Quel Juif, quel chrétien n’a pas pleuré à cette retrouvaille?” (Péguy)
Parce qu’il était poète et parce qu’il était chrétien, parce qu’il était un poète chrétien, Péguy est entré au cœur du mystère, et il a découvert cinquante ans avant le pape Jean XXXIII qui a accueillit une délégation juive, avec ces paroles tirées de la Genèse, le sens de la fraternité christiano-juive et judéochrétienne. Beaucoup de juifs et beaucoup de chrétiens, hélas, n’ont pas versé une seule larme lors de cette heureuse retrouvaille. Mais, comme dit le prophète Isaïe, “de même que la pluie et la neige descendent des cieux et n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, ainsi la parole prophétique ne reviendra pas sans résultat”. (Is 55, 10-11)
L’œuvre de Notre-Dame de Sion a été établie par les pères Ratisbonne, au milieu de siècle XIX, à partir d’une saisie dans la foi du mystère d’Israël. C’est, n’oublions pas, l’époque de l’essor missionnaire en France: de nombreuses congrégations se fondent, ayant chacune un but spécifique; or parmi toutes ces congrégations, aucune ne s’est donné pour tâche de témoigner de l’intérêt de l’Eglise pour Israël. Il fallait combler ce manque pour manifester la catholicité de l’Eglise: c’est ainsi que est née Notre-Dame de Sion.
Le XIX siècle avait sa grandeur; il avait aussi ses faiblesses. Si l’intuition fondamentale des Pères Ratisbonne était juste, le langage dans lequel elle s’exprimait était marqué par les défauts du siècle coupé par la révolution du sens de la continuité par rapport au passé. Les Pères Ratisbonne vivent et veulent agir dans le présent. Aussi trop souvent, comme pratiquement tous leur contemporains, ils réduisent le mystère d’Israël à la “question juive”; au lieu de se laisser saisir par le mystère, dans une attitude d’adoration et d’incompréhension, face à la question ils se demandent comment y répondre. Cette réponse leur semble aller de soit: il faut convertir les Juifs. Cependant si l’activité “apostolique” concernait aux juifs, notons que dans les prières qu’ils composent, les fondateurs parlent d’Israël. Et, c’est peut-être la raison de la survie de l’œuvre.
Si l’on fait le bilan de la “réussite” des deux congrégations de N.D. de Sion sur le plan apostolique, il faut avouer qu’il se solde par un échec retentissant. Il y avait, certes, des convertis; on a nettement l’impression toutefois que la plupart des Juifs convertis auraient trouvé le chemin de l’Eglise même sans l’existence de la congrégation. En fait, les religieuses de Sion se sont très vite désintéressées de cet apostolat peu “rentable”, et, comme tant d’autres congrégations féminines, se sont consacrées à l’éducation des jeunes filles. Les Pères, de leur côté, furent surtout les aumôniers des sœurs. Ce changement d’orientation pratique n’a pourtant pas modifié la spiritualité des deux congrégations. Par une intuition très juste, sœurs et pères se sont rendus compte que le temps n’était pas venu d’agir auprès des Juifs; ils demeuraient convaincus par contre que la prière pour Israël était quant’à elle toujours actuelle. C’est cette prière et cette conscience d’être orientées vers Israël qui ont permis aux deux congrégations, le moment venu, de prendre le tournant et de redéfinir leur but apostolique.
Dans une congrégation religieuse, l’apostolat et la vie de prière sont tellement liés que les pères ont voulu tout d’abord définir comment ils entendaient disposer leur prière:
a- Notre prière doit s’inspirer des données de la révélation et jaillir de la contemplation du mystère d’Israël. Lex orandi, lex credendi.
b- Elle ne doit pas être seulement pour Israël, mais avec Israël. Elle est intercession et non jugement.
c- Rien dans nos prières nos doit être occasion de froissement ou de scandale pour ceux qui nous entendent prier.
L’inspiration apostolique de Notre-Dame de Sion correspond à l’intuition des fondateurs, vue dans la lumière du Vatican II. Dans la “Déclaration sur l’atittude de l’Eglise à l’égard des religions non-chrétiennes” une place spéciale est réservée à Israël; après 19 siècles de polémique, les catholiques sont invités à une véritable conversion d’attitudes en théorie et en pratique. Les pères du concile rappellent la place spéciale que tient le peuple d’Israël dans la vision chrétienne de l’histoire du salut: “aujourd’hui comme jadis les Juifs restent très chers à Dieu, à cause de leur s pères et parce que les dons et appels de Dieu sont sans repentance”. Dans cette perspective, le concile entend “encourager entre les juifs et chrétiens une connaissance et une estime mutuelles, qui naîtront d’études bibliques et théologiques ainsi que d’un dialogue fraternel”.
Pour les religieux de Sion ces directives indiquent clairement ce que l’Eglise attent d’eux; la déclaration du concile leur assigne une tache: baliser la route qui conduit à la réconciliation.
Pour traduire, d’une façon concrète, les orientations du concile, le chapitre des pères, en 1970, donnent les consignes suivants:
a- Les religieux approfondiront, dans l’étude et la prière, l’intelligence des dimensions réelles du mystère du peuple juif, en reconnaissant que le lien de l’église avec ce peuple n’est pas seulement un fait historique mais un trait permanent de l’histoire du salut.
b- Ils s’efforceront de pénétrer la tradition vivante du peuple juif, non seulement pour comprendre mieux la tradition et les institutions chrétiennes, mais pour être à même de communier à l’expérience religieuse juive. Ils reconnaîtront que les multiples valeurs spirituelles et religieuses du peuple juif sont un stimulant permanent pour l’Eglise et ont une importance dans l’établissement de la justice et de la paix dans le monde entier.
c- Ils ne perdront pas de vue qu’on ne peut assimiler la situation du peuple juif à l’égard du message universel du Christ à celle des autres religions nonchrétiennes; que le “oui” du peuple juif comme dernier mot de son Histoire est promis par Dieu, et que, par conséquent, tout prosélytisme - dans le sens précis du mot - doit être exclu comme contraire aux desseins providentiels;
d- Ils cherchent a promouvoir, chez les chrétiens, une meilleure compréhension du Judaïsme et l’élimination des sources de mésentente et de tension; et ils combattront l’antisémitisme et le racisme sous toutes leurs formes.
e- Ils participeront, dans toute la mesure du possible, au mouvement œcuménique et, en particulier, au dialogue judéo-chrétien, sachant que tout dialogue suppose la connaissance de l’autre tel qu’il se définit lui-même, le respect de sa dignité et de ses convictions, ainsi qu’un vrai amour.
La congrégation entend donc se placer dans l’axe de l’histoire du salut, proclamant que “le don et l’appel de Dieu sont sans repentance” (Rm 11,29) et confessant que Christ n’est pas venu abolir la Loi et les Prophètes c’est-à-dire l’ensemble de la révélation confiée au peuple de la première Alliance, mais l’accomplir (cf Mt 5, 17). Le Christ, l’héritier universel, dispense, après sa glorieuse résurrection, l’héritage qu’il a reçu de son Père: un héritage où toutes les richesses du passé sont assumées et transmises aux enfants de l’Eglise.
Avec tous les chrétiens les religieux de Notre-Dame de Sion bénéficient de cette richesse; leur vocation particulière est de prendre davantage conscience des trésors qu’ils portent et de faire partager cette conviction à d’autres chrétiens. Ce qui leur donne peut-être un carácter particulier, c’est qu’ils reconnaissent que la vocation d’un peuple ne fut pas un événement passager de l’histoire du salut et le passé, le présent et l’avenir de ce peuple sont pour toujours liés au dessein eschatologiques de Dieu sur l’humanité.
La congrégation veut donc rendre un double témoignage; montrer aux chrétiens tout ce qui continue à les rattacher à Israël et faire découvrir au peuple juif que, malgré les apparences contraires, l’Eglise est son partenaire non son adversaire, à lui, le peuple que fut le premier appelé. C’est dans cet esprit que la congrégation a redéfinit aussi sa visée: “ramener les cœur des pères vers les fils et les cœurs des fils vers les pères pour préparer au Seigneur un peuple bien disposé ” (Mal 3, 24; Lc 1,17). Comme Elie=Jean Baptiste, les religieux de Sion voudraient humblement précéder le Seigneur pour lui préparer les voies et pour attester que la miséricordieuse tendresse de Dieu est toujours à l’œuvre afin de guider nos pas dans le chemin de la paix (Lc 1,76ss).
Pour traduire ces orientations dans la pratique, les religieux et les religieuses de Sion collaborent étroitement, ayant établi des centres de recherche et de documentation sur le Judaïsme et les rapports judéo-chrétiens. Dans chacun de ces centres, Juifs et chrétiens trouvent une bibliothèque, une documentation mise à jour, ainsi que des spécialistes pouvant aider leurs recherches. Le couvent Ratisbonne à Jérusalem, de concert avec d’autres institutions de Jérusalem, organise pendant l’année et durant l’été, et pour les chrétiens en premier lieu, des cours destinés à faire connaître les divers aspects de la tradition juive, et l’enracinement juif du Nouveau Testament. Est-il nécessaire de mentionner le profit que peuvent en tirer ces chrétiens, surtout les religieuses et les prêtres lors d’un séjour de quelque mois en Terre Sainte, pour le renouveau de leur vie intellectuelle et spirituelle?
La congrégation des religieux de Sion a toujours été un tout petit troupeau, occupant une place des plus modestes parmi les familles religieuses. Si cette petitesse a eu autrefois des avantages, elle entrave aujourd’hui une action dont l’importance est de plus en plus reconnue dans l’Eglise; en effet au lieu de se refermer sur elle-même, celle-ci tends les bras, comme le Christ sur la croix, à ceux qui sont près et à ceux qui sont loin. Considérant la disproportion entre les effectifs si faibles et la tâche si immense, le chapitre des religieux s’était adressé à Rome pour demande comment faire face à la situation. La réponse de la congrégation des Religieux a été nette: au lieu de s’abandonner au découragement les religieux de Sion doivent mettre tout en œuvre pour maintenir la congrégation et pour la développer.
“Quant Jésus a fini de parler, il dit à Simon: ‘Avance en eau profonde et jette tes filets! Simon répondit: Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets” (Lc 5,4ss). Ne peut-on pas rêver d’une pêche miraculeuse, même à une époque où les poissons se font de plus en plus rares?
Jérusalem, 1979.