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Le dialogue entre juifs et chrétiens en Israël (1958)

Joseph Stiassny, nds

Remarques préliminaires

Si conformément au rêve de Platon les philosophes dirigeaient les destinées de l’État, Israël serait une terre d’élection de "l’existence en dialogue". Jérusalem ne se glorifie-t-elle pas à compter parmi ses citoyens le philosophe octogénaire Martin Buber dont toute la vie a été consacrée à prôner le dialogue? Hélas! Comme partout ailleurs, en Israël aussi, ce sont les politiciens qui mènent la barque le l’État et Buber lui-même compte beaucoup plus de disciples enthousiastes à l’Étranger que dans son propre pays.

Dans cet essai, nous tenterons de voir dans quelle mesure le dialogue entre Juifs et Chrétiens existe déjà en Israël et quel développement il est susceptible de prendre. Notre étude sera forcément marquée au coin d’impressions subjectives, tant nous manquons encore de recherches sociologiques et statistiques en ce qui concerne la "mentalité israélienne". Nous sommes les premiers à nous rendre compte du vice inhérent à semblable méthode, aussi voudrions-nous porter un témoignage basé sur les observations faites depuis la fondation de l’État plutôt qu’une étude scientifique proprement dite. Si nos conclusions ne sont pas entièrement encourageantes et si nous osons les présenter telles quelles au lecteur, c’est que nous estimons qu’un optimisme béat est beaucoup plus dangereux que la constatation des faits tels qu’ils sont réellement avec leur inévitable coin d’ombre. La conférence idéologique

Cet été a eu lieu à Jérusalem un Congrès d’Études Juives réunissant les meilleurs spécialistes juifs et non juifs, israéliens et étrangers, pour foire le point des études juives depuis 1947, date du dernier Congrès. Profitant de la présence de tant de penseurs éminents, l’Agence Juive convoqua après la clôture du Congrès, une "Conférence Idéologique" où participèrent seuls les Juifs et dont le but était de rechercher des idées de base sur lesquelles doit se fonder l’État Juif. Parmi les nombreux travaux présentés deux nous intéressent d’une façon spéciale: les interventions du Dr. Zwi Werblowsky, chargé de Cours à l’Université Hébraïque et de Monsieur Shragai, ancien 18 Maire de Jérusalem. Les deux abordèrent le même problème, l’objet même de notre essai; le premier pour se prononcer en faveur du dialogue, le second pour y opposer une fin de non recevoir.

Les travaux de la conférence n’ont pas encore été publiés. Les deux études ont cependant déjà vu le jour: celle du Dr. Werblowsky a paru dans Forum (Organe de l’Organisation Sioniste Mondiale, No. 3, Août 1957); et dans le numéro de Rosh haShana (nouvel an juif) de Jerusalem Post, quotidien libéral de langue anglaise; celle de M. Shragai dans le journal Hatsofe (25/9/57), Organe du Parti National Religieux.

Le Dr. Werblowsky est un jeune savant israélien ayant fait des études poussées à l’Étranger sur l’histoire et la psychologie des religions et ayant soutenu sa thèse à Zurich chez Jung. A une connaissance approfondi des spiritualités juive et chrétienne, il joint une profonde sympathie pour tout phénomène religieux de n’importe quel horizon qu’il provienne. Personnellement, c’est un Juif convaincu qui observe scrupuleusement les prescriptions religieuses. Son contradicteur, M. Shragai, n’est pas un homme d’études mais un politicien, occupant une situation élevée dans le débat, ce fut certes par conviction, la même conviction qui inspire les options politiques et idéologiques de son parti.

La position du Dr. Werblowsky

Ce qui frappe avant tout dans l’intervention du Professeur de l’Université Hébraïque, c’est son ton détaché scientifique, relevé ça et là d’une pointe d’humour et d’ironie. Aucun emballement "philanthropique" à l’américaine, aucune tendance à mettre la charrue devant les boeufs et à supposer qu’un peu de bonne volonté peut résoudre tous les problèmes. Historien des religions, Werblowsky ne se fait point d’illusions sur tout ce qui sépare Judaïsme et Christianisme; psychologue jungien, il sait qu’en deçà des oppositions apparentes se trouve un conflit plus profond au plan des archétypes ; finalement observateur perspicace, il n’ignore pas les diapason de l’opinion publique.

Werblowsky aborde en premier lieu le problème des partenaires du dialogue. Que signifie donc les termes: Église et Israël? Pour un juif l’Église n’est pas, 19 bien entendu, l’Église romaine catholique, et ce n’est pas un des aspects les moins tragiques de la division des chrétiens qu’un Juif qui voudrait "interroger" l’Église, ne sait à qui s’adresser. Au lieu de rencontrer l’Église, le Juif ne rencontrera que des Chrétiens de différentes dénominations.

S’il est impossible de trouver le chrétien, il n’est pas plus facile de trouver le juif. Le Judaïsme étant dépourvu de magistère, il n’existe pas de critères objectifs pour déterminer sur le plan de la pensée et de la doctrine qui est juif. Il s’en suit que le dialogue ne pourra se poursuivre qu’entre chrétiens individuels et juifs individuels qui ne parleront qu’en leur propre nom. Par ailleurs, remarque Werblowsky non sans justice, ces mêmes individus seront assez souvent suspects aux yeux des groupes auxquels ils appartiennent tant il est vrai que l’autorité religieuse soucieuse de l’intégrité spirituelle de ses ouailles n’encourage guère le dialogue ni d’un côté ni de l’autre.

Les bases idéologiques du dialogue

Dans la suite de son intervention, Werblowsky ‘fait remarque que des deux côtés, certains éléments zélés réclament le dialogue en partant de l’idée d’une "connaturalité" entre Judaïsme et Christianisme. Parlant au nom des Juifs, le savant israélien estime que cet argument ne résiste pas à l’examen. On met souvent en avant, que Juifs et Chrétiens ont le même Livre Saint: la Bible. Cette communauté de possession est pourtant pour un e large part illusoire: les uns et les autres ne lisent pas en effet formaliter le même livre et la sacra pagina révèle un tout autre secret à celui qui la considère comme le livre de l’Alliance qu’à celui qui le tient pour le livre de l’Ancienne Alliance.

Le conférencier critique de même l’expression: "culture judéo-chrétienne" en tant qu’identifiée avec la culture occidentale. Quelque soit le contenu historique d’une telle expression, elle repose sur une dangereuse confusion entre Christianisme et Chrétienté, c’est à dire entre la foi et une de ses expressions forcément inadéquate dans une période historique donnée. Ce n’est pas certes un terme crée il y a une cinquantaine d’années qui devra former la base du dialogue.

On a beaucoup parlé, ces derniers temps, surtout du côté chrétien de la souffrance commune endurée par chrétiens et juifs des mains de l’oppresseur 20 nazi. Cette communauté de souffrance peut opérer un rapprochement mais ne fournit pas raison au dialogue. Par ailleurs, la persécution subie par les chrétiens ne peut être guère comparés à celle qu’Hitler infligea aux Juifs.

Dans une analyse subtile, Werblowsky étudie la différence fondamentale dans l’attitude du Chrétien qui se trouve en face du Judaïsme et de celle du Juif en face du Christianisme. Si dans ses débuts, l’Église était devenue marcioniste, les rapports entre Juifs et Chrétiens auraient été beaucoup plus nets. Certes, l’affranchissement total de l’héritage juif aurait provoqué chez les Chrétiens un antisémitisme virulent, au lieu de l’ambivalence essentielle qui caractérise nécessairement leurs rapports avec Israël. La logique interne du Christianisme aurait exigé la disparition de l’ancien peuple de Dieu et ce fut toujours un scandale que de constater que celui dont on se dit héritier ne consentait pas à mourir. Or c’est un fait que jamais on n’a vu cadavre plus animé et squelette plus déterminé à sortir de son tombeau. Nolens volens, l’Église se trouve en face d ’Israël dont l’existence même suppose de son côté une " apologétique " dont le premier échantillon se trouve déjà aux chapitres

9-11 de l’Épître aux Romains.

Y-a-t-il des raisons analogues pour instituer le dialogue du côté juif? – Autrement dit, le Christianisme est-il de la même façon un problème juif que le Judaïsme est un problème (il faudrait dire: mystère) chrétien? Décidément non, répond Werblowsky. Jusqu’à la fin du premier siècle, on pouvait considérer le Christianisme comme une hérésie juive, et à ce titre il relevait du Judaïsme. Mais du moment où par l’entrée en masse des Gentils, l’Église n’était plus juive, mais tout au plus d’origine juive, elle cessa de présenter un intérêt quelconque pour le Judaïsme.

Il apport de ces réflexions que tandis que l’attention que porte l’Église à Israël tient à sa structure même, celle d’Israël envers l’Église n’est qu’accidentelle. Le Chrétien engage le dialogue parce que Chrétien; le Juif parce que homme à qui rien d’humain ne doit demeurer étranger. Ce n’est donc pas le juif, mais un homme du XXème siècle, par ailleurs un juif, qui interrogera l’Église, celle ci n’étant pas considérés assurément comme le "Verus Israël", mais comme un phénomène religieux et social, sollicitant son attention.

21 L’État d’Israël

On constate que le principal effort de Werblowsky est de trouver un plateforme où Chrétiens et Juifs puissent se rencontrer sans aucun "préalable". On ne prend pas suffisamment garde que le dialogue proprement dit suppose la rencontre et que celle-ci implique l’égalité des partenaires. Or, ni les uns ni les autres ne sont guère portés à admettre cette égalité. Pour les Chrétiens, le Juif se trouve au moins "dialectiquement" dans l’infériorité, tandis que ce dernier, fier de l’élection, regarde avec une certaine hauteur le Gentil perdu dans la masse des Nations. Des deux côtés, il existe une sorte de complexe de supériorité, qui étant de caractère collectif, n’en comporte que plus de danger.

Tant que le peuple juif se trouvait "apatride", ses relations avec les Chrétiens étaient hypothéquées par une équivoque. En dépit de l’émancipation, il lui manquait ce minimum d’égalité qui est la condition sine qua non du dialogue. La création de l’État d’Israël est susceptible de créer une nouvelle atmosphère propice à un nouveau départ. En Israël, constituant la majorité dans leur propre pays, les Juifs peuvent plus facilement oublier deux mille ans de " coexistence " pénible et pourraient après une ou deux générations réagit au nom de Jésus sans évoquer toutes les persécutions et tout le sang répandu. Si, à l’occasion le dialogue tournait en duel, il serait engagé avec des armes égales. Les Juifs avaient autrefois beau jeu d’accuser les leurs qui s’étaient convertis au Christianisme d’avoir cédé à la pression de la majorité et d’avoir passé du camp du plus faible à celui du plus fort. En Israël, on ne pourra plus dénoncer l’activité missionnaire auprès des Juifs comme une entreprise politique mais force sera de l’accepter comme un challenge spirituel. Dès lors, le Judaïsme sera inévitablement amené à se mesurer avec le Christianisme sur le plan religieux proprement dit et notamment en ce qui son message comporte d’original : sa conception dynamique de l’unité divine, l’incarnation, la réalité sacramentelle, l’universalisme effectif. Le Chrétien de son côté devra prendre connaissance du Judaïsme post-biblique avec ses richesses cachées dont même les scholars professionnels sont singulièrement ignorants, et arriver ainsi à une appréciation du Judaïsme plus vraie et plus juste.

La réplique de M. Shragai

22 Nous avons essayé d’exposer et même de développer la pensée du Professeur Werblowsky et nous lui avons accordé la sympathie due à toute étude désintéressée de la vérité. M. Shragai n’est pas animé de cette sympathie de la vérité : le sujet lui déplut et encore plus la manière dont il fut abordé. Shradai, nous avons déjà noté est un des leaders du parti National Religieux Mizrahi. L’objectif de ce Parti est d’instaurer le règne de la Torah en Israël et de fonder un État théocratique, où quand bien même les pouvoirs temporel et spirituel demeureraient distincts, le premier ne serait que l’instrument du second. Dans la perspective du Mizrahi, il y a identité entre nation et religion, et toute atteinte à l’unité religieuse, même fictive, est un coup porté à l’unité nationale. La restauration du peuple juif dans un État indépendant est considéré bien plus sous un aspect négatif que positif : la ségrégation est plus fortement soulignée que la réunion. À la limite, l’État juif deviendrait un ghetto - non plus à l’échelon urbain - mais à l’échelon national. Il y a dans l’attitude de ce parti une véritable phobie de l’impureté du mélange et de la contamination : cette haie qu’il y a vingt siècles les rabbins ont voulu établir autour de la Torah, les rabbins du Mizrahi voudraient l’ériger autour du peuple rentré à Sion. De plus les leaders de ce parti proviennent pour la plupart de la Pologne, pays classique de l’anti-sémitisme émotionnel. La réponse juive était elle aussi sur le plan irrationnel et s’exprimait par une aversion instinctive pour tout ce qui est chrétien. Dans ces conditions la réaction de Shragai est compréhensible. Nous en citons l’introduction comme un document psychologique, un témoignage:

"Quand un Juif vient à déclarer qu’il aime le Christianisme, il faut le considérer comme un homme malheureux, pitoyable. Comment ne pas avoir pitié d’un tel Juif ! Comment un Juif peut-il aimer le Christianisme? Si seulement nous parvenions à ne pas les haïr pour tous les malheurs qu’il nous a causés depuis son apparition! Aujourd’hui, certains cercles sont indifférents au Christianisme: en effet, il ne nous dérange plus. Mais l’aimer! Quand un Juif propose qu’on se mesure avec le Christianisme il faut lui conseiller de se mesurer avant tout avec les mauvais instincts et avec les traits négatifs qui se trouvent chez nous. Ce n’est pas le moment de se mesurer avec les autres et ce n’est point nécessaire. La décision finale entre nous et le Christianisme a eu déjà lieu il y a deux mille ans. Cette décision nous a coûté des millions de Juifs: à cause d’elle des fleuves de sang ont coulée. Dans ce monde-ci nous avons souffert toutes les peines de l’enfer. Le judaïsme ne désire point se mesurer : il est sûr de sa victoire au Jour de Jugement. À cette heure, on nous déclarera innocents et grâce à nous, d’autres aussi mériteront un verdict 23 d’acquittement.

Quand un Juif prétend à dialoguer avec le Christianisme, il nie par là-même le caractère unique du Judaïsme et reconnaît déjà le Christianisme. Alors il y a lieu de lui dire : ´´Va-ten avec ton dialogue’’. Du point de vue de Judaïsme et des Juifs, nous rejetons et nous refusons de la façon la plus absolue tout dialogue. Un abîme sépare le Judaïsme et le Christianisme, un abîme infini, non seulement du point de vue de la foi, de la doctrine et de la manière de vivre, mais un abîme de sang, de feu et de colonnes de fumées ".

Tout le reste est à l’avenant. Le christianisme n’ayant pas même un semblant de vérité, disons le mot étant une mystification dès son principe et au cours de tout son développement, tout rapprochement avec lui ne peut être que le fait ou bien d’un homme sans fibre morale ou bien d’un faible d’esprit. La condamnation est absolue et sans appel.

L’opinion publique Israélienne et le Christianisme

Les deux réactions que nous venons d’analyser représentent assez bien l’attitude de deux milieux: celui des universitaires et celui des milieux religieux. On n’oserait pas affirmer que tous les universitaires et tous les religieux pensent comme le Dr. Werblowsky d’une part et M. Shragai de l’autre; on a même l’impression que tandis que celui-ci reflète fidèlement l’opinion de son milieu celui-là est plutôt à la tête du processus évolutif du sien. En tout état de cause, la population d’Israël ne se compose pas en majorité d’universitaires et de religieux. Il faudrait distinguer trois catégories: ceux qui, dans leurs pays d’origine, ont été en contact avec les chrétiens; ceux qui proviennent des pays le christianisme était en minorité; et finalement ceux qui sont nés en Israël.

Les Israéliens qui vécurent autrefois dans les pays "chrétiens" ont dans l’ensemble une conception très déformée du christianisme. Pour nous autres qui connaissons l’Église de l’intérieur, il est presque impossible de nous faire une idée de la façon dont elle apparaît à celui qui ne la voit que de l’extérieur. Bergson n’a-t-il pas dit que c’est la coupure entre l’intérieur et l’extérieur, le dynamique et le statique qui est l’essence du ridicule? Pour le Juif, l’Église apparaît avant tout non comme un organisme religieux mais comme une organisation à but politique. De ce point de vue certains ne cachent guère leur admiration pour l’Église: on lui décerne volontiers un satisfecit pour tout ce qui ne regarde pas son essence. Mais cette organisation est souvent considérée 24 comme n’ayant eu d’autres objectifs que de persécuter les Juifs. On connaît cette tendance des Israélites de tout considérer sub specie judaeitatis. Ne raconte-t-on pas qu’un Juif devant écrire une composition libre sur l’éléphant, intitula son étude: l’éléphant et la question juive? Pour le Juif moyen de cette catégorie, toute l’histoire de l’Église se réduit à l’inquisition, et toute sa doctrine à l’anti-sémitisme. Des exemples intéressants pourraient être tirés des manuels d’histoire en usage dans les écoles1. Si l’on reconnaît que depuis une centaine d’années l’Église ne persécute plus activement les Juifs, on l’attribue à l’esprit du siècle qui ne s’y prête guère, mais on n’ose pas y voir un véritable "changement du coeur". Il y aurait par ailleurs lieu d’étudier de près la déformation des enfants dans les écoles, à qui on inculque, dès l’âge le plus tendre, une attitude méfiante, voire hostile, à l’égard de tout ce qui est chrétien. On comprend aisément que cette catégorie ne soit guère disposée au dialogue : elle aurait plutôt tendance à se replier sur elle-même et à donner libre expression au ressentiment à l’égard du Christianisme, accumulé pendant des siècles.

La deuxième catégorie se compose de Juifs venus des pays musulmans, pour qui ni intellectuellement ni affectivement le Christianisme ne représente rien. Ils sont par conséquent dépourvus de préjugés à son égard. Deux difficultés cependant s’opposent au dialogue: se trouvant socialement et culturellement dans un état assez arrière et n’ayant pas encore trouvé leur "JE", ils ne sont pas en mesure de se mettre à la recherche désintéressée d’un "TU". En plus, leur niveau religieux étant très primitif, tout contact avec une autre religion leur semblerait une trahison de la leur.

La troisième catégorie est celle des Israéliens nés dans le pays. Sans aucune doute, c’est cette catégorie qui présente le plus d’intérêt aussi vient pour le présent que pour l’avenir. En Israël même, on est très conscient de la position privilégiée des jeunes; on n’hésite pas à comparer la génération des immigrants à celle du désert qui, partie d’Egypte ne put entrer en Terre Promise. On estime que les immigrants, quoique matériellement sur le sol d’Israël, sont encore spirituellement en exil, ayant conservé leur "âme d’exil". Peut-être nulle part dans le monde il n’existe pareil abîme entre la génération 25 des parents et celle des enfants. L’opposition classique entre les générations y prend figure d’une contradiction déterminée. Il suffit que les parents aient une attitude pour que les enfants en prennent le contre-pied. La vie en exil qui a si fortement marqué la mental i té des parents est complètement incompréhensible aux enfants. Quand ceux-là leur parlent des persécutions auxquelles il ont été en butte, ceux-ci, au lieu de témoigner de la compréhension, répondent par le mépris. Nés libres, ils condamnent sans réserve ce qu’ils considèrent chez leurs parents comme de la poltronnerie. Il suffit don que les parents soient opposés au christianisme pour que les enfants aient pour lui un préjugé favorable d’autant plus que l’expression religieuse du judaïsme identifiée avec la vie en exil se trouve englobée dans la condamnation de l’exil. L’estrangement" entre la religion juive et la jeunesse a pris de proportions si alarmantes que les dirigeants de l’État malgré l’opposition des partis de gauche, ont cru bon d’introduire dans le programme des écoles "laïques" un cours spécial consacré à l’approfondissement de la conscience juive, dans le but de ne pas rompre la continuité historique. Un autre motif doit être mentionné: conscients d’être membres d’un petit peuple et beaucoup moins chauviniste qu’on le suppose, l’attitude des jeunes à l’égard de l’Étranger et de l’étranger est caractérisée par la curiosité. Cette disposition les rend aptes à entrer en contact avec les Chrétiens d’autant plus facilement qu’ils son singulièrement "extroverts". L’avenir est par conséquent prometteur.

Les chrétiens en Israël et le dialogue

Les Chrétiens constituent en Israël une petite minorité: à peine 2% de la population. Les Catholiques ne sont que 26.000 (20.000 grecs catholiques et maronites et 6.000 "latins"). Sauf un millier, les Chrétiens sont des Arabes habitant pour la plupart dans les villages de la Galilée. Leur christianisme est intimement lié avec leur appartenance ethnique leur culture religieuse est assez modeste et leur niveau culturel est en général plus bas que celui de population juive environnante. Sauf de rares exceptions, ils ne sont pas à même de mener un dialogue religieux parque que leurs rapports avec les juifs se situent sur un tout autre plan: celui de la politique.

Les Chrétiens d’origine européenne sont pour la plupart des diplomates ou de 26 techniciens; ils ont des fréquents contacts avec des juifs, mais ce contact aussi s’établit d’ordinaire en dehors de l’horizon religieux.

Il y a enfin - nous parlons toujours des laïcs - une petite poignée de juifs convertis vivant intensément le christianisme ne faisant pas secret de leurs convictions religieuses. Naturellement, la plus grande partie de la population ne les considère pas favorablement et juge leur conversion comme une trahison. Cette attitude est compréhensible, étant donné que dans le passé, c’est-à-dire avant l’établissement de l’État d’Israël, la conversion signifiait en fait non seulement l’adhésion à la religion chrétienne mais en même tempos la rupture des liens avec la nation juive. Par la force des choses, le converti, repoussé par ses anciens coreligionnaires, n’avait qu’une ressource: chercher à s’intégrer dans la communauté nationale dont il venait d’adopter la religion.

L’établissement de l’État d’Israël a apporté à ce point de vue, au moins en principe, un changement radical. Depuis 1948, l’unité des juifs vivant en Palestine est assurée non par une adhésion plus ou moins explicite à certaines pratiques religieuses, mais par les cadres d’une nation souveraine. Il est parfaitement concevable, par conséquent, qu’on adhère à la religion catholique tout en conservant sa parfaite loyauté à l’égard de la Nation et de l’État.

Il n’en reste pas moins que l’immense majorité des Juifs ne s’est pas encore rendu compte de ce changement de situation. Les habitudes d’esprit d’un peuple ne disparaissent pas en quelques années, mais au bout de quelques générations. Le converti se trouve, par conséquent, exposé à l’ostracisme populaire et a beaucoup de mal à se faire une place dans la communauté nationale. Mais, n’est-ce pas le lot, au moins dans les commencements, de tout converti? Toujours est-il qu’avec le temps son double titre de Juif et de Chrétiens prédestinera le converti à jouer un rôle important dans le dialogue judéo-chrétien.

Le clergé

Aucun pays au monde, sauf la Jordanie voi s ine, ne di spose proportionnellement au nombre des fidèles d’un clergé aussi important qu’Israël. Ce fait s’explique par les nombreux sanctuaires disséminés dans le pays et qu’il faut pour voir de "gardiens", et par l’attirance que la Terre Sainte 27 exerce sur les Congrégations de religieux et de religieuses. En dépit de leur nombre, les prêtes n’ont que peu de rapports avec la population. Beaucoup viennent des pays arabes, passent trois ans en Israël et repartent ailleurs. Ils ne connaissent guère la langue du pays et se préoccupent avant tout de sauvegarder le patrimoine à eux confié. En définitif, une douzaine de prêtres seulement ont élu Israël comme leur domicile non seulement temporel et temporaire mais spirituel. Ces prêtes on appris l’hébreu et on peut les considérer comme des Israéliens ou au moins des "assimilés". Ces prêtes ne se livrent pas au prosélytisme ni à une activité missionnaire proprement dite, estimant que pour le moment les convertis sont exposés à trop de difficultés pour que – sauf dans les cas exceptionnels – ils puissent maintenir une vie chrétienne régulière.

Par ailleurs, on ne se rend pas compte en Europe tout ce que ce terme "missionnaire" comporte de péjoratif, justement dans les pays de Missions. Les missionnaires eux-mêmes s’en servent de moins en moins, en particulier dans les pays qui ont récemment gagné leur indépendance ou qui luttent pour elle. Associé au colon et à la colonisation, le missionnaire se trouve condamné au même titre qu’eux. En Israël, les "missionnaires" ayant été pour la plupart des Français ou de formation française, et la puissance mandataire anglaise cette fâcheuse association a été heureusement évitée.

Il n’y a pourtant en Israël des missionnaires proprement dits appartenant aux Églises et surtout aux sectes protestantes. Leur activité bruyante, leur manque de tact, une assistance matérielle indiscrète ont suscité une réaction violente à leur égard dans l’ensemble de la population. Or, beaucoup ne parviennent pas à distinguer entre les missionnaires protestants et catholiques et les englobent dans la même condamnation.

Il ne faudrait pas d’ailleurs exagérer les méfaits des Protestants, et la réaction juive n’était certainement pas en proportion avec l’action chrétienne. La peur du "viol" spirituel est une des constantes de la psyché juive et la haine vouée au "missionnaire" devient chez certains une véritable obsession du type paranoïaque. Personnage mystérieux, inquiétant et surtout dangereux, le missionnaire tend son filet avec une habileté consommée et profitant de la misère matérielle et morale de ses victimes, il ravit au pauvre juif son bien le plus précieux: l’héritage religieux, pour y substituer sa marchandise de 28 pacotille.

Durant les dix années d’existence de l’État d’Israël nous avons assisté à des campagnes anti-missionnaires d’une rare violence. Dans un communiqué officiel le Grand Rabbin Herzog n’a pas craint de qualifier tous le religieux et religieuses résidant dans le pays d’ "envoyés de Satan" ; on pouvait lire dans les journaux que des enfants juifs sont kidnappés, baptisés, et ensuite envoyés en catimini hors du pays. Les enfants étaient mis en garde contre religieux et religieuses et il n’était pas rare de les voir s’enfuir à toutes jambes à l’approche d’une soutane.

Une organisation largement dotée par le ministère des Cultes, celui des Affaires Sociales et de l’Agence juive - jouissant par conséquent d’un statut quasi-officiel - fut créée dans le but avoué de combattre l’activité missionnaire. Cette organisation, appelée "Keren Yeladenu" fait, par ailleurs, un excellent travail en faveur de l’enfance délaissée. Il est d’autant plus triste que pour cette oeuvre positive, elle se croît obligée de recourir aux plus basses calomnies à l’égard des Chrétiens. Ceux qui sont dans le secret n’hésitent pas à avouer que les campagnes anti-missionnaires ne sont, au fond, qu’une affaire de gros sous: "Si nous demandons de l’argent pour des enfants juifs, nous n’avons aucun espoir d’en trouver; si par contre nous faisons miroiter le danger de leur conversion au Christianisme, les cordons de la bourse se délient comme par enchantement".

On voit à quel danger peut s’exposer celui qui voudrait entrer en dialogue avec un "missionnaire". Un publiciste bien connu de Jérusalem, Shalom Ben Horin, s’en mord encore les doigts. Au début de la Deuxième Guerre Mondiale, il entreprit un "dialogue" avec le Révérend Sloane, Pasteur Anglican. Trois petites brochures furent publiées, considérées à tort comme "missionnaires". La pression de l’opinion publique fut si forte que Ben Horin dut abandonner la partie.

Assez paradoxalement, à présent, un prêtre archéologue peut dialoguer avec son confrère en archéologie, un prêtre historien des religions avec un spécialiste juif en cette matière, mais il est bien rare que le dialogue s’établisse sur le plan religieux proprement dit. On voit que la distance est grande entre le résultat acquis dans le domaine de l’émulation spirituelle catholico29 protestante, et entre le manque de rapprochement spécifiquement spirituel entre Juifs et Chrétiens en Israël.

Signes encourageantes

Nous avons déjà noté que le dialogue suppose la rencontre et par conséquent un terrain où les partenaires puissent se retrouver ensemble. Tant que le terrain sera semé de mines, bien hardi celui qui oserait s’y aventurer. Il ne faut donc pas penser pour le moment à un dialogue généralisé. Plus modestement, il faudrait des deux côtés engager de petites équipes de démineurs qui, bravant les dangers et courant le risque, n’hésiteront pas à avancer dans ce champ dont ils ne connaissent que trop les périls: l’antisémitisme

des uns et l’anti-christianisme des autres.

 

Il faut reconnaître que graduellement le brouillard des préjugés se dissipe. Prenons l’exemple de l’Université Hébraïque. Jamais le Professeur Klausner, auteur de "Jésus le Nazaréen" et de "De Jésus à Paul" et qu’on ne pourrait certes pas accuser de sympathie excessive pour le Christianisme, ne put faire un cours sur ce sujet à l’Université: le Christianisme y était tabou. Quand Martin Buber quitta l’Allemagne, où il fut professeur de l’Histoire Comparée des Religions, on se garda bien de lui confier ou de créer à son intention pareille chaire; on le cantonna prudemment dans le domaine moins compromettant de la sociologie. Or, depuis deux ans, l’Université Hébraïque dispose d’une Faculté de Religions Comparées où le Dr. Flausser peut librement commenter l’Évangile selon Saint Marc d’après la version hébraïque de Delitzsh, et son collègue, le Dr. Werblowsky, étudier avec ses élèves le Cur Deus Homo? de Saint Anselme, établissant des rapprochements entre l’Abbé du Bec et les rabbins du Talmud.

Je Jewish Chronicle de Londres remarque avec raison dans son numéro du 1er novembre 1957: "Quand on tient compte des susceptibilités à ménager et des orteils hypersensibles qu’il faut à tout prix éviter d’effleurer, l’on se rend compte du véritable tour de force accompli par l’Université Hébraïque en créant cette Chaire… On peut dire sans exagération que ce n’est pas une mince réussite que des étudiants israéliens, qui ne se passionnent pas pour les polémiques religieuses, et qui ne cherchent pas à former une société 30 d’admiration mutuelle judéo-chrétienne, comme c’est si souvent le cas à l’étranger, étudient le Christianisme comme un sujet académique - en hébreu!".

Après la guerre, on a vu se fonder en Europe et en Amérique de nombreuses associations d’amitié judéo-chrétienne dont le but est de susciter un courant de sympathie réciproque entre les deux camps. Tandis qu’en Europe l’initiative vint du côté des Chrétiens, en Israël elle vient du côté des Juifs. L’Amitié Christiano-Juive d’Israël n’est pas encore définitivement fondée, mais nous n’ignorons pas que de sérieux efforts sont déployés actuellement par des personnalités éminentes pour réaliser ce dessein.

"L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits… A elle de se demander si elle veut vivre seulement, ou de fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’Univers, qui est une machine à faire de dieux." (Bergson). N’est-ce pas à cette tâche que contribuera la reprise du dialogue entre Juifs et Chrétiens sur la Terre d’Élection?

Jérusalem, Pâques, 1958.

 

Bottom Line
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